En ce samedi après-midi du mois d'avril, Yverdon affronte Hermance à la maison en championnat suisse de rugby. L'équipe locale transforme un essai et envoie le ballon sur un terrain vague de l'autre côté de la pelouse. Un homme s'empresse aussitôt d'aller le chercher. «J’espère qu’il n'est pas payé au kilomètre», lance Vincent Piguet, le président du RC Yverdon. Les rires fusent, sous un soleil réconfortant. Les joueurs de l'Excellence A, la deuxième équipe qui a joué juste avant contre le même adversaire, passent derrière nous et tapent dans la main du Nord-Vaudois en souriant.
Il est comme ça, le président. Chaleureux, accueillant et surtout passionné. À l'image de son parcours, l'Yverdonnois sait mettre l'énergie au bon endroit pour fédérer. D'abord sportif (il a été champion suisse de rugby avec Yverdon en 1987 et 1988), il est surtout un aventurier. Il a gravi l'Aconcagua (6962 m) en 2005 après avoir fait le tour du monde à la voile «à l'envers» (d'Est en Ouest) en équipage en 2000-2001. Puis il s'est attaqué au Pôle Sud en 2014. Également banquier ou encore militaire, Vincent Piguet a pris la présidence du RC Yverdon en 2015, menant à nouveau le club au titre en 2022. Tout en gardant un oeil sur le match au stade Municipal, il nous parle des valeurs de son organisation, de sa vision de son job de président, mais aussi des difficultés du rugby suisse. Interview.
Vincent Piguet, quels sont les principaux défis d'un club comme le vôtre pour ces prochaines années?
Le premier défi, c’est d’abord l’humilité. Comme dans tous les sports, surtout collectif, ce n’est pas parce que tout est en place qu’on va forcément gagner. On a eu la chance, méritée, de gagner en 2022. Ça nous a libérés d'avoir ce titre à nouveau après 34 ans d'attente. On a eu la coupe l’année d’après. Après, on a perdu les deux finales de très peu. Mais pour moi, c’est instructif et ça doit être exemplaire. Il faut travailler sur nous-mêmes, pas sur les arbitres ou sur les autres. Ensuite on verra pour cette fin de saison. Cette première équipe ne cesse de me surprendre. Il y a des matches où on pense que ce sera facile et on ne sait pas ce que les joueurs font. Puis d’autres lors desquels ils créent la surprise. C’est aussi une équipe qui se révèle dans la difficulté.
À court terme, quel est l’objectif pour le club?
L’objectif à court terme c’est d’être dans les deux premiers pour qu’on puisse jouer la demi-finale à la maison. Après, peu importe contre qui: que ce soit Zurich, Avusy ou Genève-Plan-les-Ouates, ce ne sera pas facile. De toute façon, le projet s’inscrit clairement dans la durée. On vit peut-être une fin de cycle. Il y a, je pense, trois à quatre joueurs plus âgés qui risquent d’arrêter. Il y a des joueurs jeunes et talentueux qui viennent. On aura un nouvel entraîneur principal la saison prochaine qui est aussi notre directeur sportif: Simon Maisuradze. Et ça, ça me plaît parce qu’il a un énorme bagage. On voit comme il fait progresser les jeunes simplement en donnant des consignes claires, en apprenant des choses. Moi, mon but c’est que ça progresse à tous les niveaux: l’école de rugby, les cadets, les juniors et les seniors. Ce qui compte, c’est vraiment la continuité parce que les autres équipes progressent aussi.
Vous l'avez dit, Yverdon a remporté le titre en 2022, vous faites donc tout de même partie des cadors du championnat. Vous assumez ce statut?
Alors ce n’était pas calculé, mais je pense qu’on a initié un peu un mouvement parce qu’il y a trois ans, c’est vrai qu’on a un peu surpris le rugby suisse. Il y avait Zurich, Genève, Lausanne, Nyon et puis les «bouseux du Nord» sont arrivés et ont frappé un sacré coup. Chacun a sa fierté, donc chacun essaie de progresser et je trouve que c’est très bien que le niveau monte depuis deux ou trois ans.
Vous parlez du reste de la Ligue, y a-t-il beaucoup de collaborations entre les clubs et les présidents?
Alors pas assez, justement. C’est une question intéressante parce que j’aimerais qu’il y ait davantage de collaboration. On se voit bien sûr à l’Assemblée, mais c’est formel, il faut voter, passer les motions en revue etc. J’aimerais des rapprochements plus informels. Mais c’est vrai qu’au niveau des dirigeants, ce n’est pas toujours facile, même si on est amis et qu’on tire tous à la même corde. Avec davantage de contacts, on ferait plus facilement face à nos soucis communs.
Il faut savoir dépasser la rivalité sportive en coulisses, non?
Je vous donne un exemple: Avusy est un club, qui cultive un peu cette notion de «bad boys» du rugby suisse. Ce n’est pas toujours une légende. Mais je m’entendais très bien avec l’ancien président, qui était un des fondateurs du club. Quand on a joué la demi-finale contre eux il y a deux ans, il est venu ici et on a bu des bières ensemble tout le match. A la fin il m’a dit 'Vincent, voilà 100 francs pour tes joueurs, tu les féliciteras'. J’essaie aussi d'offrir une bière de ma part. Quand une équipe arrive ici, je me fais toujours un plaisir d’aller saluer le président et de lui offrir une bière, au vu et su de tout le monde, pour montrer qu’entre présidents on se respecte et qu’on s’apprécie. Ça peut aussi diminuer les mauvais coups sur le terrain.
Boire une bière, c’est donc une vraie responsabilité?
Il rit. C’est un engagement. Après ça peut-être autre chose, ça peut être un café! Mais je pense que c’est important parce que c’est quand même un sport de combat. Il faut du fair-play, sans quoi ce sport serait beaucoup trop dangereux.
Certains joueurs trouvent que l’engagment physique est parfois plus intense en Suisse, vous confirmez?
On entend parfois les joueurs français dire que si le niveau technique est plus haut chez eux, l'engagement physique est très poussé en Suisse. En France, ils ont des règles qui ne sont pas les mêmes que celles de World Rugby pour des questions d’assurance. Les plaquages doivent se faire au niveau de la ceinture, les mêlées ne sont pas poussées au-delà d’un mètre cinquante. Ici, c’est illimité, on est fous! Mais les gens aiment ça: la mêlée, c'est l'essence même du rugby. Donc on applique les règles de World Rugby qui sont plus libérales qu'en France.
C’est aussi un sport beaucoup plus suivi là-bas...
Absolument. Et ça peut coûter cher. Mais voilà, il y a aussi des Français qui aiment bien qu’on puisse jouer des vraies mêlées. On voit des joueurs qui viennent de Fédérale 2 voire de Fédérale 1 (ndlr: la plus haute ligue amateur en France) qui ne savent plus pousser. C’est amusant. Ils doivent réapprendre en quelque sorte.
Vous avez vous-même gagné deux titres avec Yverdon en tant que joueur. Quelles sont les valeurs qui ont traversé les décennies dans votre club jusqu’à présent?
Ah ça, garder nos valeurs, c’est le plus important. C’est ce que je dis à mes joueurs, je ne suis pas plus intelligent qu’eux, j’ai juste à peu près 45 ans de plus, donc j’ai vécu plus de choses. Il y a des valeurs que j’ai expérimentées dans ma chair, mon esprit et je sais que ça fonctionne. À commencer par la persévérance et l’humilité. Et le rugby, c’est particulièrement adéquat pour ça. On se demande ce qu’on peut donner pour le club, pas l’inverse. Et puis quand on a compris ça, on doit se sacrifier pour que le ballon vive. C’est ça le rugby, quelque part. Après, on a aussi la valeur du plaisir, le plaisir d’être ensemble sur le terrain, mais aussi en dehors. Et ça, quel que soit le niveau, s’il n’y a pas de plaisir à un moment donné, il n’y a pas de résultat. À court terme, peut-être, mais à long terme, non.
Est-ce difficile de faire les choses sérieusement quand on est loin du sport professionel?
Il faut savoir naviguer entre être professionnel dans la démarche et vivre sans l’argent. Pour tout dire, j’ai souvent de la peine avec le bénévole qui fait dans la demi-mesure. Le mauvais bénévole, pour moi, c’est celui qui fait mal son travail ou pas assez, et qui justifie cela parce qu’il n’est pas payé. Tu n’es pas obligé de le faire, donc si tu le fais, tu le fais bien. Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question d’état d’esprit. C’est l’importance des détails. On essaie de mettre en place cette philosophie dans le club, mais pas seulement pour les joueurs. Au comité et pour les bénévoles aussi, si on fait un truc, on le fait le mieux possible.
C’est une école de vie finalement?
Oui, on copie les meilleurs. C’est ça qu’il faut faire. Si je veux apprendre à jouer au tennis, je regarde Federer. Je ne vais jamais jouer comme lui, mais je vais m’inspirer de ses gestes.
Cette année, l’équipe de Suisse a eu droit à une belle vitrine en jouant une qualification pour la Coupe du monde avec des matches ici, à Yverdon. Sentez-vous un engouement supplémentaire autour de votre sport?
Franchement c’est difficile à dire. Ce qui est sûr, c'est qu’il n’y a jamais eu autant de monde depuis que l’on fait des matches internationaux ici. Il devait y avoir trois à quatre mille personnes. Pour le rugby suisse c’est quand même magnifique. Une des plus grosses affluences, c’était en 2016 quand on avait fait le premier match international ici contre le Portugal. On avait eu environ 2300 personnes, ce qui était déjà bien pour nous. On verra ce qui se passera l'année prochaine quand la Géorgie, qui est la dixième nation mondiale du rugby, viendra jouer à Yverdon en février. Même on ne se fait pas trop d’illusions sur le résultat, je suis sûr par contre que le public viendra en nombre. Cependant, le problème du rugby suisse, c’est que même les présidents de certains clubs ne viennent pas forcément voir l’équipe nationale. On n’a pas cet engouement qu’on a dans le hockey ou le foot. C’est difficile à expliquer. Pourtant, jouer le Portugal, l’Espagne, la Géorgie, la Roumanie… ce sont quand même des noms du rugby. C’est comme un puzzle, ça prend beaucoup de temps.
Que manque-t-il en réalité pour que le public s’enflamme? Faut-il vaincre un certain esprit de clocher?
Aujourd’hui, la plupart des clubs du championnat sont en Suisse romande, à part Grasshopper Zurich, ce qui est évidemment confortable pour les déplacements. Mais en Suisse, on sait que si quelque chose n’est pas développé en Suisse alémanique, l’intérêt est moindre. Un club comme Zurich, c’est un bon club depuis des années. Ils sont à un très bon niveau parce qu’ils ont la chance d’avoir des Néo-Zélandais, des Australiens, des Français, des gens qui viennent travailler dans les assurances, les banques à Zurich. Ce sont de très bons joueurs. Mais c’est un club sans réelles racines. S’ils gagnent le championnat suisse, il n’y a même pas une ligne dans la «NZZ».
Il y a plus d’ancrage en Suisse romande?
Oui. Nyon, Monthey, La Chaux-de-Fonds, Yverdon sont des clubs régionaux. Il y a un ancrage. Ceci dit, le rugby se développe bien en Suisse allemande et c'est impératif que cela continue l'on veut que le rugby devienne un sport national.
Le rugby suisse n’a pas non plus les mêmes ressources qu’ailleurs…
Effectivement. Comme toujours, l’élément déterminant, c’est l’argent. La fédération géorgienne a 25 millions de budget, l’Espagne 12 ou 13 millions… la Suisse, c’est à peine un million. On a deux salariés et demi. Donc c’est aussi une limite humaine.
Quels sont les arguments alors pour faire venir des joueurs dans un club comme Yverdon?
On les aide à s'intégrer en Suisse, au niveau du travail, du logement ou des assurances, afin qu'ils s'y sentent bien, qu'ils aient du plaisir à y vivre et à jouer avec un bon niveau de rugby. On veut qu’ils aient envie de vivre une expérience de vie et de découvrir un pays. On met par exemple des logements à disposition pendant deux ou trois mois, le temps qu'ils trouvent un travail. C'est du soutien actif.