La chronique de Mauro Poggia
Lutter contre l’antisémitisme par l’imposition du silence?

Mauro Poggia réagit vivement à une tribune de Johanne Gurfinkiel, de la CICAD. Dans cette chronique, il l'accuse de stigmatiser injustement la Suisse sous couvert de lutte contre l’antisémitisme.
Publié: 07.07.2025 à 19:27 heures
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Dernière mise à jour: 07.07.2025 à 21:37 heures
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Dans cette chronique, Mauro Poggia critique les propos de Johanne Gurfinkiel, de la CICAD.
Mauro Poggia, conseiller aux Etats MCG / GE

Au glorieux prétexte d’être désormais entré en résistance contre l’antisémitisme, qui serait soudain devenu en Suisse une lame de fond insuffisamment combattue – voir son Edito sur le site de la Coordination intercommunautaire contre l'antisémitisme et la diffamation (la CICAD) – et sans doute encouragé par un environnement malheureusement peu enclin à l’introspection et à l’analyse critique du sujet, voici que son secrétaire général, Johanne Gurfinkiel, se fend maintenant d’un pamphlet, sponsorisé par des âmes charitables et bien intentionnées, qui stigmatise notre pays, en voulant jeter sur lui l’opprobre international. Ainsi, peut-on lire en titre dans «Marianne» le 4 juillet: «En Suisse, l’antisémitisme s’est transformé en bruit de fond permanent.»

Après avoir été le fer de lance, indiscutablement légitime, du devoir de mémoire envers les crimes perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale contre la communauté juive, sous la bannière du «Plus jamais ça!», la CICAD semble se muer désormais en habile relais, peut-être en partie inconscient d’ailleurs, d’une propagande bien indécente du gouvernement israélien.

Ainsi, constatant que le silence complice, voire la complaisance, à l’égard des exactions commises à Gaza, mais aussi commises par les colons israéliens en Cisjordanie, ne peuvent plus être assurées par un rappel accusateur, l’index levé, à la Shoah, comme le fait pourtant encore régulièrement le Premier ministre Netanyahu, qui espère ainsi toucher une culpabilité occidentale inculquée et régulièrement entretenue auprès de générations successives depuis 80 ans, c’est une nouvelle partition qui nous est jouée.

Un prétendu antisémitisme décomplexé en Suisse

On nous explique donc que l’antisémitisme, de sournois qu’il était, serait devenu décomplexé, et tout particulièrement en Suisse, selon l’auteur. L’anti-sionisme, exprimé par des individus qui ne connaissent souvent même pas le sens du terme, serait désormais devenu la face politique honorable de l’antisémitisme hideux, bénéficiant ainsi d’une impunité morale et judiciaire. La preuve de ce syllogisme serait rapportée par le fait que l’indignation serait à géométrie variable, et qu’on ne parlerait plus que de ce qui se passe à Gaza, en oubliant les crimes perpétrés le 7 octobre 2023 et l’intolérable rétention des otages, alors même, faut-il comprendre, que la situation dont on s’émeut tant, voire trop, n’en serait que la conséquence.

«
On ne peut que conclure que la déshumanisation de l’autre, qui a permis les pires crimes durant la Seconde Guerre mondiale, est bien présente à Gaza
»

Cette affirmation, présentée comme un constat, et assénée avec assurance, est évidemment fallacieuse, pour ne pas dire grossière. Personne n’a jamais nié ni même minimisé le traumatisme que fut cette journée noire de violence aveugle et barbare, et les crimes atroces commis ont été fermement condamnés par la Suisse. Le Hamas, qui, contrairement à Tsahal, n’est pas l’armée régulière d’un Etat, a été placé sur la liste des organisations terroristes. Chacun de nous est par ailleurs solidaire des familles qui pleurent des otages disparus ou qui espèrent encore leur retour.

Une tentative maladroite de faire taire la critique

Mais sans qu’il soit nécessaire de rappeler que le cessez-le-feu du 19 janvier 2025, dont la finalité était précisément de permettre la libération de tous les otages, a été rompu par Israël le 18 mars, et sans avoir la cynique indécence de rappeler également que l’on dénombre déjà prudemment bien plus de 100’000 morts palestiniens, dont une majorité de femmes, de vieillards et d’enfants, sans compter les innombrables blessés, les invalides et les orphelins, comment ne peut-on pas voir dans cet argumentaire une nouvelle tentative, bien maladroite, de faire taire la critique en brandissant encore et toujours le spectre de l’antisémitisme?

Alors qu’une enquête journalistique israélienne, publiée dans «Le Temps» le 4 juillet dernier, dénonce la mise en œuvre, par l’armée israélienne elle-même, d’exécutions froides et délibérées de civils se rendant aux trop rares distributions alimentaires, notre résistant auto-proclamé nous lâche du bout des lèvres «Soyons clairs: la situation à Gaza est une tragédie», sans autre précision susceptible d’embarrasser l’auteur. En d’autres termes: je l’ai dit, passons à autre chose! Où est donc l’indignation à géométrie variable, sinon sous la plume de celui qui la dénonce?

«
Ce n’est pas le bruit de fond permanent d’un antisémitisme ambiant, mais bien l’indignation croissante d’une population suisse, dont les valeurs humanistes ne s’accommodent plus de détourner le regard lorsqu’Israël le lui demande
»

Ce pamphlet contre la Suisse, dont l’objectif est assurément de mettre en valeur le salutaire et salvateur combat de son auteur, a pour but d’amener le lecteur, étranger de préférence, à retenir qu’en Helvétie, le Hamas serait comparé à un mouvement de libération, ou, même, pourquoi faire dans la dentelle, à Mandela lui-même, luttant contre l’apartheid. Pire encore, indécence absolue, on assimilerait «Gaza à Auschwitz». Comment oser faire un lien entre les victimes incontestées d’hier et les bourreaux suspectés d’aujourd’hui? 

Le parallèle est certes outrancier, voire choquant, mais lorsque l’on apprend de l’enquête menée par le quotidien israélien d’opposition «Haaretz», que l’armée régulière israélienne, prétendument «la plus morale du monde», avec l’onction gouvernementale et l’éviction de tout journaliste indépendant ainsi que de toute organisation internationale humanitaire, ouvre le feu sur la foule qui cherche désespérément de quoi se nourrir, on ne peut que conclure que la déshumanisation de l’autre, qui a permis les pires crimes durant la Seconde Guerre mondiale, est bien présente à Gaza. On aurait tant apprécié que le nouveau résistant de la CICAD en soit conscient, à défaut de le dénoncer.

Joindre la parole aux actes

On nous a heureusement épargné cette fois-ci un dernier argument, tiré telle une dernière cartouche, qui est celui qui consiste à rappeler que tant de crimes se commettent quotidiennement à travers le monde, et que le fait de parler davantage de ce qui se passe à Gaza serait déjà une marque d’antisémitisme. Il se trouve que la criminalité des uns ne diminue pas celle des autres, et il n’y a rien de surprenant à ce que l’on attende de celui qui nous a rappelé depuis si longtemps qu’il ne fallait pas oublier le passé afin de ne pas le reproduire, qu’il nous donne l’exemple de sa moralité, pour joindre la parole aux actes.

«
Soyez du bon côté de l’Histoire, et comprenez que les valeurs que vous défendez n’ont pas à être le bouclier d’un Etat qui les piétine
»

Le fait d’affamer une population, de la priver d’eau et de soins, et de l’abattre comme on le ferait d’un animal sauvage au point d’eau est un crime monstrueux, dont il faudra bien que les auteurs aient un jour à répondre.

D’ici-là, ce que vous entendez, Monsieur Gurfinkiel, ce n’est pas le bruit de fond permanent d’un antisémitisme ambiant, mais bien l’indignation croissante d’une population suisse, dont les valeurs humanistes, sans doute plus ancrées qu’ailleurs, ne s’accommodent plus de détourner le regard lorsqu’Israël le lui demande, au nom d’une souffrance passée, dont nous serions tous porteurs de culpabilité.

Plutôt que de dénigrer la Suisse, qui a toujours lutté sans concession contre l’antisémitisme, soyez du bon côté de l’Histoire, et comprenez que les valeurs que vous défendez n’ont pas à être le bouclier d’un Etat qui les piétine, afin que nul ne puisse dire demain, comme vous savez si bien le rappeler, «je ne savais pas»!

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