«Vous pouvez tout dire tant que c'est dans la bienveillance, sans insulte. Il n'y aura pas de remise de peine. Et chacun est libre de quitter le cercle». En ouvrant une session de justice restaurative entre victimes et auteurs de violences sexuelles, à Lille, dans le nord de la France, l'animatrice pose le cadre.
La justice restaurative, qui a fait ses preuves au Canada et dans d'autres pays anglo-saxons, émerge depuis une petite dizaine d'années en France pour contribuer à la reconstruction des victimes et à la responsabilisation des auteurs d'infractions.
Ils sont six, assis en rond autour d'une table basse et se rencontrent pour la première fois: d'un côté trois victimes, de l'autre trois condamnés. L'un est sorti de prison, les deux autres purgent leurs peines en milieu ouvert, autrement dit ne sont pas incarcérés. Parmi eux, les animatrices Charline Serrière et Kamila Zielinska et deux bénévoles.
Tous se réunissent lors d'une séance hebdomadaire de trois heures pendant cinq semaines, puis pour un bilan un mois et demi plus tard. L'AFP a assisté à l'intégralité de cette session organisée par l'Institut français pour la justice restaurative (IFJR).
«Je cherche un peu de réparation»
Les visages sont d'abord fermés, les regards baissés. Chacun est invité à faire part de ses attentes. Un bâton de parole est mis à disposition sur la table. «Je cherche un peu de réparation pour mon coeur», débute Elise*, 28 ans, violée à 16 ans en boîte de nuit sous soumission chimique. «Je me suis retrouvée toute nue dans les toilettes. Je me souvenais de deux choses: du nom de mon agresseur et du fait qu'il était Australien.» L'enquête ne permettra pas de l'interpeller.
Partie vivre aux Etats-Unis, la jeune femme est «rentrée en France pour faire de la justice restaurative et (se) reconstruire, pour avoir une forme de justice, même si ce n'est pas de la justice pénale traditionnelle». Paul*, 62 ans, souhaite, lui, «pouvoir dire les choses» pour «aller au bout d'un processus de guérison d'un syndrome post-traumatique».
Il a été violé à 19 ans par un gradé, lors de son service militaire. «J'ai enfoui ça très vite, quelquefois ça ressurgissait», dit le retraité qui a fini par consulter un psychiatre après un infarctus. «Pendant une séance, tout est sorti», poursuit-il. S'ensuit une période compliquée, à devoir gérer le fait d'avoir «ouvert la boîte de Pandore».
Inès*, elle, a «été abusée sexuellement de 5 à 11 ans». «C'était le fils du meilleur ami de mes parents, c'était difficile de dire les choses.» Elle ne révèle les faits à sa famille qu'à 15 ans, attend encore cinq ans pour porter plainte. L'affaire est classée pour raisons procédurales.
«Aujourd'hui, j'arrive à vivre», même s'il «n'y aura jamais d'oubli», confie cette femme de 43 ans. «J'ai pris la perpétuité.» Kévin*, qui écoutait en tripotant nerveusement sa cigarette électronique, se lance: «J'ai violé ma fille de cinq ans. Dieu merci, elle a très vite parlé, j'ai été auditionné directement et j'ai vite avoué».
«Il n'y a pas un jour de ma vie où je ne regrette pas», dit cet homme de 38 ans, père de quatre enfants, qui a passé huit ans en prison et a interdiction d'entrer en contact avec eux. «Bon, je vais essayer», souffle à son tour Alexis*, 34 ans, qui a agressé sexuellement ses deux cousines. «A l'époque elles n'en ont pas parlé, je ne me suis pas rendu compte du mal que j'avais fait.» Pris en flagrant délit de captation d'images pédopornographiques dans un vestiaire il y a deux ans, il écope de cinq ans de prison avec sursis.
Gérard*, 51 ans, a été condamné, lui, à un an de prison ferme et trois ans de sursis probatoire pour des agressions sexuelles sur quatre mineurs. Aujourd'hui «je fais tout pour réparer les erreurs que j'ai faites», affirme cet homme à la carrure imposante. Avant de révéler: «Moi-même j'ai été victime, il y a 35 ans. J'ai rien dit à l'époque».
La parole se libère
Long silence. Les animatrices invitent les participants à poser toutes les questions qui leur viennent. «Est-ce que vous pensez que c'est possible de pardonner?», tente Kévin. «Pour ça il faut du temps et des actes», répond Elise. «Moi, il n'aura jamais mon pardon», assène Inès, son agresseur n'ayant montré «aucun regret». «S'il faisait la démarche en toute humilité et sincérité, c'est quelque chose que je pourrais entrevoir», avance Paul.
Sept jours plus tard. «On va commencer par ce qu'on appelle la météo, dire ce qui s'est passé dans la semaine. Comment allez-vous?», demande Kamila. «J'ai pleuré toute la semaine, c'est un peu difficile de revenir», confesse Elise. «J'ai ressenti une forme de culpabilité de ressentir de l'empathie pour vous. Ça a percuté toute cette construction de colère.»
Même écho chez Inès qui a dû «gérer cette culpabilité de ne pas voir des monstres» mais «des humains». Kévin révèle avoir subi lui aussi un viol à l'âge de cinq ans, par «quelqu'un du quartier». «C'est à partir de ce moment-là que j'ai commencé à faire des expériences avec des filles et des garçons».
Ces confidences encouragent Alexis. «A six ans, un cousin m'a persuadé que si on s'entendait très bien, on pouvait le faire sur le lit. On l'a fait plusieurs fois. C'est la troisième fois de ma vie que j'en parle». Paul s'étonne. «Vous avez subi tous les trois une agression sexuelle ou un viol. Qu'est-ce que vous en pensez?»
«Enfant, je ne l'ai pas senti comme une agression, je n'étais pas en capacité. Quand plus tard moi-même j'ai agressé quelqu'un, je pensais que c'était normal. Ce n'est qu'après coup qu'on m'a fait comprendre que ce n'était pas le cas», relate Alexis.
«Quand j'ai subi ça, je me suis dit 'ça se fait automatiquement, il n'y a rien de grave'», témoigne Gérard. «Si j'en avais parlé, peut-être que je n'en serais pas arrivé là aujourd'hui». «Être confronté au sexe à cinq ans, au final on banalise: il n'y a pas mort d'homme. On grandit avec cette pathologie-là, il y a une cohérence par rapport à cette agression», analyse Kévin.
La remarque interpelle Inès. «Avec ce que j'ai vécu, j'ai fait le choix de ne pas avoir d'enfant. Pour rien au monde, je n'aurais voulu faire ça à mon enfant. Tu sais le mal que ça fait, que ça peut détruire. Comment tu as pu faire ça à ta fille?» «On est comme dans une bulle, on ne voit rien, on n'entend plus rien et c'est quand on commence à passer à l'acte que la bulle éclate et qu'on pense aux conséquences», raconte l'ex-détenu.
Des confrontations difficiles
Un nouveau mardi gris et pluvieux. Charline et Kamila semblent inquiètes: un siège reste vide. «Gérard a un pic de tension, il ne pourra pas être là aujourd'hui», annonce Charline. «Voulez-vous tenir la séance quand même ou pas?» La réponse est unanime: pas question de repartir. «C'est dommage pour Gérard, mais ce serait aussi dommage d'arrêter», estime Paul.
Il s'adresse aux deux condamnés. «Cette semaine, j'ai réfléchi à quelque chose. C'est un réflexe qui paraît normal, de commettre l'acte et d'éprouver de la culpabilité et de la honte. Mais est-ce que finalement la culpabilité, la honte, ce n'est pas un peu confortable?»
«Ah non! ce n'est pas du tout confortable», s'insurge Alexis. «La culpabilité et la honte, c'est ce qui nous rend humains», observe Kévin. «On ne peut jamais oublier cette peine qu'on ressent, et les victimes aussi. En même temps c'est aussi le seul moyen qu'on a de se racheter une conscience.»
«Est-ce que tu veux te racheter?», rebondit Inès. «Est-ce que tu n'as pas peur que si tu vois ta fille, elle ressente le malaise que ça va mieux pour toi alors qu'elle, elle est détruite?» «J'espère de tout mon coeur qu'elle va bien, qu'elle ne garde pas de séquelle», souffle Kévin. «Là, tu rêves», assène Inès. «Je ne sais pas comment je vais réagir, aborder ça. Je pourrais déjà la remercier, reprend Kévin. Elle m'a sauvé la vie en parlant».
«La parole est hyper importante dans ce genre de traumatisme», dérive Paul, qui se met à raconter comment il a révélé son viol à ses enfants. «C'était à une réunion de famille. A un moment, ma fille aînée me dit 'je me suis longtemps posé la question de savoir si petite, je n'avais pas été violée, parce que j'ai l'impression de porter un viol'». Les autres participants sont captivés. «J'ai raconté que j'avais été violé. Mon fils m'a dit 'je le savais, je le sentais'. Ça les a libérés, le fait que je leur ai dit.»
Une semaine plus tard, tout le monde se demande si Gérard sera de retour. Il finit par arriver, s'excuse pour son absence. «Je te remercie d'être là, lui répond Paul. J'ai pris conscience, il y a peu de temps, du fait que tu ressemblais physiquement à mon violeur».
Gérard reste coi. «Tu n'y peux rien», poursuit Paul. «Mais quand j'en ai pris conscience, il y a quelque chose de très positif qui s'est passé», raconte-t-il. «J'ai vécu la sidération au moment des faits, aucun mot n'a pu sortir, j'étais tétanisé. Aujourd'hui je rejoue l'histoire, je peux parler».
Puis il lui demande si, de son côté, il n'est pas «dans l'évitement» de ce qu'il a vécu enfant. Gérard s'empourpre, réprime des larmes. «Tout bloque là, je ne sais pas quoi te répondre. Je veux passer à autre chose, faire table rase du passé.» «Plus tu le combattras, plus ça te bouffera», l'avertit Inès. «Quand tu essaies d'oublier, tu mets la poussière sous le tapis. Si tu en mets tout le temps sous le tapis, le tapis devient une montagne», glisse Elise.
«Est-ce que vous vous sentez trop coupables pour dire 'j'ai été victime'?», demande Inès aux trois hommes. «Il y a la peur de chercher une excuse. C'est une sorte de légitimité qu'on ne peut pas avoir, du fait d'avoir été agresseur», avoue Kévin.
A l'heure du bilan, un mois et demi plus tard, l'ambiance est plus légère, les visages souriants. Charline invite chacun à exprimer son ressenti. «Je me suis ouverte sur pas mal de choses et rendu compte que tout n'était pas tout blanc ou tout noir», commence Inès, avant d'offrir en cadeau un porte-clés en forme d'arbre de vie à chaque participant. «Je me suis toujours considéré comme un monstre et l'étiquette commence à tomber. Je vous remercie de votre franchise, votre sincérité, même si parfois ça a été assez dur», décrit Kévin.
Craignant d'être submergé par l'émotion, Paul lit une feuille: «Nous nous sommes regardés en parlant à coeur ouvert, je pense que nous nous sommes restauré notre humanité mutuellement». Les autres l'écoutent religieusement. «A la première réunion, nous étions six individualités séparées en deux camps. J'ai eu la sensation lors de la dernière réunion que nous étions un groupe qui réfléchissait à demain».
*prénom modifié