Eléonore Caroit, 40 ans, est ministre déléguée chargée de la Francophonie et des partenariats internationaux dans l’actuel gouvernement français. Caractéristique de cette élue des Français de l’étranger: avoir aussi la nationalité suisse, acquise après son mariage.
Sa fine connaissance des mœurs politiques helvétiques a fait d’elle l’une des interlocutrices privilégiées de la Confédération à Paris. Mais, aussi, du canton de Genève où sont basées les organisations internationales qui attendent beaucoup de la France, malgré ses difficultés budgétaires actuelles.
Présente au bout du lac Léman ce lundi pour y rencontrer plusieurs agences onusiennes, mais aussi la communauté française locale, la ministre s’est confiée à Blick. Sur l’envie de Suisse, de démocratie directe, de compromis et de décentralisation, illustrée, régulièrement, par les sondages en France.
Eléonore Caroit, vous êtes ministre française et Franco-Suisse. Vous passez donc une partie de votre temps à comparer les systèmes politiques français et helvétiques? Racontez-nous: franchement, est-il possible de réconcilier ces deux «modèles»?
Je vous réponds depuis Genève, où j’ai assisté ce week-end aux festivités de l’Escalade. Je me sens ici chez moi, c’est vrai. Et ce lundi, c’est en tant que ministre chargée de la Francophonie, des Partenariats internationaux et des Français de l’étranger que je vais m’exprimer. Vous parlez de deux «modèles» concurrents, comme s’ils étaient irréconciliables ou aux antipodes. Je ne le crois pas. La France de 2025 est en transition. Nous ne sommes plus dans le système binaire que nous connaissions jusque-là, où la majorité avait tous les pouvoirs et l’opposition aucun. Même le camp présidentiel auquel j’appartiens est fragmenté, avec des sensibilités très différentes qui s'expriment. Or que se passe-t-il? On apprend à devenir un peu suisse! On doit surmonter, à l’Assemblée nationale, notre culture de méfiance par une recherche du compromis. Est-ce que ça marche? L’adoption, la semaine dernière, du projet de budget de la Sécurité sociale est un premier pas. Une vraie transformation est en cours. Toute la culture héritée de la Ve République, très verticale, est remise en cause. Ce n’est pas rien!
Sauf que les Français, eux, voudraient bien plus. Ils réclament des référendums «comme en Suisse», de la décentralisation «comme en Suisse»… Ont-ils tort?
Vous avez raison. C’est vrai, les Français aimeraient une démocratie plus suisse. Mais lorsqu’ils répondent aux sondages, ils oublient les différences. La démocratie suisse est le fruit d’une histoire, d’une culture civique très ancrée. On s’est croisés plusieurs fois sur des plateaux TV, vous et moi, lorsque j’étais députée. J’avais toujours en poche l’un de ces petits livrets que tous les électeurs helvétiques reçoivent avant les votations, pour bien montrer qu’en Suisse, on répond à une question. On ne se prononce pas sur celui qui l’a posée. Pareil pour la décentralisation: nous n’avons pas, en France, d’équivalents des gouvernements cantonaux. On n’a pas cette tradition. On a aussi une habitude de forte personnalisation du pouvoir, alors qu’en Suisse, tout est collectif. Il est donc facile, pour un parti comme le Rassemblement national, de crier «Vive la Suisse!». C’est pour plaire au peuple. Les dirigeants du RN veulent-ils vraiment importer le modèle helvétique? Je ne le crois pas.
Rentrer au gouvernement en France, cela signifie découvrir le pouvoir de l’intérieur. Alors, quelles différences avec la Suisse?
Ce qui m’a le plus étonnée, c’est l’intensité du tempo politique français. En Suisse, on prend le temps de construire le consensus. En France, il y a davantage de postures. Tout est hyperpolarisé. Mais avec le recul, je dirais que ce n’est pas une opposition aussi simple. Dans les deux pays, la démocratie repose sur la capacité à faire vivre la confiance. Simplement, elle s’exprime différemment: plus par le compromis en Suisse, et par le débat en France. Cela dit, je le répète, nous sommes, dans le gouvernement dirigé par Sébastien Lecornu, en train de réapprendre collectivement. Le vote du budget de la Sécurité sociale montre que le Parlement français est redevenu un lieu central du débat démocratique, avec de vraies négociations, des compromis, parfois des tensions – mais c’est normal. A mes interlocuteurs suisses, je dis que la France traverse une phase exigeante, mais saine: nous réapprenons le dialogue parlementaire, parce que la situation politique nous y oblige. C’est une bonne chose pour la démocratie.
Francophonie, image de la France, partenariats internationaux: est-il compliqué, en ce moment, d’avoir la charge de ces dossiers? La communauté française de Suisse se montre souvent sévère sur l’état de la France. Venez-vous aussi pour la rassurer?
Dans un monde plus fragmenté, plus conflictuel, la Francophonie porte un message essentiel: celui du dialogue et de la défense de valeurs partagées. Et puis il y a un argument très concret: le français est une langue en pleine croissance et elle reste une langue clé de la diplomatie et des organisations internationales. Ici, à Genève, on le voit tous les jours. Après, tout le monde voit la situation budgétaire de la France. Je viens donc à la fois rassurer mes interlocuteurs sur notre engagement multilatéral et leur expliquer nos contraintes financières. Je comprends par ailleurs l’exigence des Français de Suisse. Je le comprends d’autant mieux que j’ai moi-même vécu plusieurs années à Genève. Ils évoluent dans un système helvétique qui allie protection, liberté et responsabilité. Ils s’énervent et s'impatientent devant les lourdeurs du système français et ce qu’ils perçoivent comme des dérives. Je leur réponds que la France traverse des défis, comme beaucoup de démocraties, mais qu’elle reste solide, engagée et fidèle à ses valeurs. Et je viens aussi leur dire qu’ils comptent: la France a besoin de ses Français de l’étranger.
Vous leur expliquez aussi ce qui, pour beaucoup d’entre eux, est inexplicable: le gel de la réforme des retraites. Les Suisses partent à la retraite à 65 ans. Pour les Français, c’est maintenant 62 ans et neuf mois…
Est-ce que notre système actuel de retraite, en France, est viable avec notre démographie et nos contraintes économiques? Non! Mais cette réforme avait une importance symbolique. Il fallait faire une concession pour aboutir au fameux compromis «à la suisse», entre une partie de la gauche, de la droite et du centre. Sur le fond, je regrette ce gel de la réforme. Mais le refuser, c’était tout bloquer. Alors, que fallait-il choisir? Mon choix est clair: la France a besoin d’une vraie réflexion sur la réforme de son système de retraites. Peut-être que la réponse, à l’issue d’un débat démocratique tranché dans les urnes, sera une autre réforme, plus profonde, voire plus radicale. Et regardez les sondages: les Français approuvent ce compromis. Je veux voir dans ce gel un courage politique, un compromis constructif, pas une compromission.