Faux médias hexagonaux
De la propagande pro-russe se cachait derrière 141 «sites d'info locale» en France

«Actu Bretagne», «Ardennes Info Live»: 141 faux sites français propageant des contenus pro-russes ont été identifiés par des agences américaines, elles-mêmes proches du renseignement américain. Des experts analysent ces faux sites, leur but, et les remèdes pour lutter.
Publié: 29.10.2025 à 17:16 heures
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Fake news parue le 24 juillet sur un faux site imitant France Télévisions, selon l'agence américaine Insikt.
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Myret ZakiJournaliste Blick

En France, de faux sites web se faisant passer pour des médias locaux seraient liés à un réseau d'influence russe, indique un article de la RTS du 28 octobre. A l’origine, le sujet était sorti dans une émission de France 2 du 17 octobre, «L’Oeil du 20H». Pour faire ces révélations, celle-ci s’est notamment basée sur un rapport américain daté du 17 septembre.

L’émission de France 2 évoque que, depuis mars 2025, quelque 141 faux sites ont été créés en France pour faire croire, trompeusement, qu’ils couvrent une actualité locale, alors qu’ils se destinaient à distiller de la propagande pro-russe et des points de vue anti-ukrainiens. 

Contenu bon marché généré par IA

Par exemple, «Actu Bretagne», «Ardennes Info Live» ou «Direct Normandie», des sites qui ont disparu depuis. Derrière leurs interfaces crédibles, ces sites relayaient des contenus «complotistes» et «des fake news issus de la propagande pro-russe», selon France 2, avant d’être récemment supprimés.

«Ces sites visent de toute évidence à influencer l’opinion publique française, estime Sergueï Jirnov, ex-espion du KGB devenu expert géopolitique à la chaîne française LCI. Pour Poutine, cela fait partie de la guerre hybride.»

«L’essor de l’intelligence artificielle n’est pas étranger au phénomène, avec l’abaissement drastique des coûts de production de ces sites, estime Nathalie Pignard-Cheynel, professeure en journalisme et communication numérique à l’Université de Neuchâtel: là où il fallait autrefois rémunérer – même très faiblement – des rédacteurs, il est désormais possible de générer en masse des contenus pseudo-journalistiques à très faible coût.»

Ces sites se donnaient toutes les apparences des médias traditionnels, avec des rubriques familières, comme culture, sport, régions ou faits divers. «L’Écho Rhône-Alpes», par exemple, racontait la percée des voitures électriques en Auvergne ou le succès d’un artisan ardéchois aux Etats-Unis. Certains diffusaient même de vraies dépêches liées à l'actualité.

Proxys diffusant depuis l'étranger

Mais en les parcourant, l’internaute découvrait que les pages se remplissaient de textes à tonalité pro-russe: «Zelensky et son régime dénoncés pour leur incompétence et leur agression militaire», titrait l’un d’eux.

«Le fait que cela emprunte les apparences de médias locaux est préoccupant, estime Nathalie Pignard-Cheynel. Les citoyens s’attendent beaucoup moins à être exposés à des ‘fake news’ dans l’information locale, et la confiance accordée aux médias de proximité est généralement plus forte qu’envers les autres types de médias.»

«Cela peut être l’Etat russe qui les diffuse, ou d’autres sources, estime Sergueï Jirnov. La Russie peut avoir créé de faux sites et c’est elle qui les anime à travers des fabriques de trolls depuis la Fédération de Russie ou depuis des proxys à l’étranger, ces derniers étant pratiques car ils peuvent donner l’impression d’être indépendants de la Russie.»

«Je suis sceptique quant à l’influence réelle de ces faux médias sur l’opinion française, estime Auguste Maxime, journaliste suisse basé à Moscou et travaillant pour le site Forum Geopolitica. Mais que valent nos démocraties si, avec 50’000 dollars et trois faux comptes Twitter ou TikTok, une puissance étrangère peut déstabiliser une élection?»

Débunkers américains aux gros moyens

Ces éléments interviennent alors que les tensions sont en hausse entre la France et la Russie. Le chef d'état-major de l'armée de Terre française, Pierre Schill, a indiqué le 23 octobre que son corps se tenait «prêt à déployer des forces en Ukraine en 2026 dans le cadre de garanties de sécurité». Pendant ce temps, côté russe, l’agence TASS évoque des projets français plus agressifs: les autorités françaises s’apprêteraient à envoyer des troupes en Ukraine, selon l'agence d'Etat. Un effectif qui pourrait atteindre 2000 soldats et officiers, qui suivraient actuellement un entraînement intensif au combat. 

Derrière les révélations sur l’influence russe: un groupe de recherche américain, Insikt Group, qui traque ces opérations de par le monde depuis des années. Insikt explique dans son rapport avoir identifié 200 nouveaux faux sites, qu’il attribue au réseau d’influence russe, et qui ciblent les Etats-Unis, la France et le Canada, dans le cadre d’une vaste campagne de désinformation. Le rapport contient des détails avancés sur les différentes initiatives et modes opératoires de ce réseau. «Identifier avec persistance et exposer publiquement ces réseaux devrait rester une priorité pour les gouvernements, les journalistes et les chercheurs qui veulent défendre les institutions démocratiques contre l’influence russe», écrivent les auteurs du rapport. 

Un historique lié à la CIA

Qui est Insikt Group? Cette équipe de recherche appartient à Recorded Future, un groupe américain de collecte de renseignements fondé par un ancien membre des forces spéciales de l’armée suédoise. Recorded Future est aujourd’hui une filiale de Mastercard, la multinationale new-yorkaise de cartes de crédit. A ses débuts en 2010, Recorded Future a été financée par la CIA via In-Q-Tel, le fonds de capital-risque officiel de l'agence de renseignement. Google Ventures avait aussi financé Recorded Future. 

Derrière la traque de l’influence russe, les Etats-Unis traquent les menaces géopolitiques. Il y a 2 jours, Vladimir Poutine a annoncé procéder à des tests d’un nouveau missile à longue portée, surnommé le «Tchernobyl volant», doté d’un réacteur nucléaire, capable de voter pendant des jours, et difficilement détectable. 

Le rapport d’Insikt estime que l’opération d’influence russe est menée par John Mark Dougan, citoyen américain exilé en Russie depuis 2016, conjointement avec des services de l’armée russe. Le même Mark Dougan avait été identifié et accusé de propagande russe par NewsGuard, dans un rapport de mai 2024, également cité par les médias français. 

Influence américaine réduite par Trump?

Le site de NewsGuard est une autre entreprise spécialisée dans la traque de fausses informations en ligne, qui n’est pas dépourvue de liens avec Washington. Elle compte, au sein de son comité consultatif, un ex-directeur de la communication de la Maison Blanche, un ancien secrétaire général de l’OTAN, et un ancien directeur de la CIA et de la NSA. 

«Je trouve amusant que les journalistes européens s’appuient sur des sources américaines, dont NewsGuard, pour évoquer la désinformation russe en France, réagit Auguste Maxime. Cela me rappelle les services secrets américains qui délèguent aux services israéliens ou alliés certaines opérations qu’ils ne pourraient pas légalement mener eux-mêmes sur leur territoire.» 

Pour Sergueï Jirnov, s’il est vrai que les Américains ont déployé de leur côté une influence en Europe, il rappelle que «Donald Trump, en coupant le financement à de puissantes agences étatiques comme USAID, a plutôt réduit le nombre de débouchés par lesquels des médias et organisations pro-américains étaient financés.»

La Chine aussi pointée du doigt

Outre la Russie, la Chine est aussi accusée d’investir le paysage médiatique français, cette fois par la France. Un rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM, organisme du Ministère français des armées) et par l’agence Tadaweb, fondée par une Canadienne spécialisée dans les renseignements open source. Dans une étude publiée début octobre, ces organismes révèlent l’existence d’un autre réseau de faux sites, contrôlés cette fois par des sociétés chinoises de communication.

Ces plateformes diffuseraient des contenus pro-Pékin, souvent mal traduits, mêlés à de véritables informations locales, dévoile l'étude. Des sites comme Provencedaily.com ou Friendlyparis.com (qui ont disparu, depuis) feraient partie des cas identifiés. Présentées comme indépendantes, ces plateformes auraient été directement liées au Parti communiste chinois.

Pour Auguste Maxime, les médias français ne sont pas assez critiques de leurs institutions. «Les Français ont-ils vraiment besoin de campagnes de désinformation étrangères pour s’interroger sur la compétence de leurs élites, sur la probité de Zelensky ou sur la possible défaite de l’OTAN en Ukraine?», s’interroge le journaliste français basé à Moscou. «En revanche, estime-t-il, le gouvernement français peut instrumentaliser ces ingérences pour renforcer le contrôle des médias et «réguler» la liberté d’expression», craint-il.

Education aux médias indispensable

Ces inquiétudes émergent alors que le public occidental fait toujours moins confiance aux médias. En Suisse, de moins en moins de personnes utilisent les médias journalistiques pour s'informer, selon une étude de l'Université de Zurich. Cette sous-information conduit à une perte de confiance dans la politique et les médias. L’Université de Zurich y voit un problème pour la démocratie.

Paradoxe frappant, selon Nathalie Pignard-Cheynel, «les faux sites imitent les sites des médias traditionnels au moment même où ceux-ci peinent à conserver audience et confiance. Le fait que les acteurs de la désinformation en copient délibérément les codes éditoriaux et graphiques signale que ces codes restent des marqueurs puissants d’une information digne de confiance… Mais ces campagnes de désinformation pourraient contribuer à éroder cette confiance, en brouillant les repères.» 

Pour l’experte, qui dirige par ailleurs les formations de Master en journalisme à l'Uni de Neuchâtel, «un moyen de lutter contre ces tendances est l’éducation à l’information et aux médias: apprendre à identifier la fiabilité d’un site ou d’un contenu, à en analyser la source et ses intentions, à développer une forme de vigilance; il devient plus qu’urgent de développer ces programmes, et pas uniquement à destination des jeunes.»

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