La cigarette tue. Et aussi l’alcool. Et aussi la drogue. Et de graves penseurs se demandent gravement comment enrayer le grave déchaînement de ces décès, faut-il préférer la prévention, l’interdiction, la répression, on croise le fer sur les plateaux de télévision, les experts se succèdent, les politiciens hésitent, on crie tantôt aux lois liberticides, tantôt au poison pour la jeunesse, on cite des études, des statistiques, des articles relus par des pairs.
Le travail tue aussi, et on en parle peu. «L’Humanité» a le mérite de présenter, dans son édition de la semaine dernière, le travail aussi vertigineux que solitaire de Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie, héros de notre temps, qui comptabilise patiemment les entrées anonymes au grand cimetière des travailleuses et des travailleurs, morts sur leur lieu de travail.
Comme l’explique Matthieu Lépine à «L’Humanité»: «Il s’agissait surtout de prendre le contrepied d’un discours politico-médiatique consistant à glorifier le travail, à en faire nécessairement un vecteur d’épanouissement. Je ne nie pas cette dimension, bien sûr, mais il faut rappeler que, pour beaucoup de gens, le travail est pénible. Et que, parfois, il tue.»
On pourrait imaginer que les accidents, qu’ils soient mortels ou non, fassent l’objet d’un intérêt médiatique important, puisqu’aussi bien le travail est ce que Sartre a pu appeler un universel concret, c’est-à-dire une condition réellement partagée par toutes et par tous.
Où est la prévention?
D’ailleurs, les études existent, comme celle réalisée par la Haute école spécialisée de la Suisse du Nord-Ouest en 2021. Mais c’est un euphémisme de dire qu’elles sont peu mises en lumière, et que le grand public peine à y accéder, en dépit d’articles épisodiques – et essentiellement descriptifs – sur le burn-out, et le recensement des cas de harcèlement sexuel les plus spectaculaires.
Où est la prévention? Où sont les penseurs? Les éditorialistes ébouriffés? Les émissions spéciales? Les remises en cause de la pénibilité au travail, du harcèlement au travail, de l’augmentation des cadences, de la diminution des effectifs, de la violence verbale, parfois physique? C’est que de telles remises en cause pourraient à bon droit sembler subversives.
Il faudrait alors conclure que les accidents au travail ne sont pas des évènements isolés, résultat de la brutalité extraordinaire de tel ou tel patron sans scrupule, mais que c’est la conséquence ordinaire d’un système pour lequel l’hyper-productivité est devenue la seule rationalité permise, et pour lequel toute réflexion sur la dignité humaine est réduite au rang de bluette sentimentale ou d’épanchement romantique. Il faudrait alors conclure que le travail capitaliste tue, et que ce n’est pas un accident. Sommes-nous prêts à admettre une telle conclusion?