«Tout est luisant, neuf, brillant comme un sou qu’on ne cesse de tripoter dans la poche; rien à retrancher de la ville excepté le mendigot à la voix de crachin qui met toute une journée pour descendre la rue» écrit Jean Cayrol, le plus injustement oublié des auteurs français, dans son très beau roman Je vivrai de l’amour des autres.
Le mendiant, c’est l’exception. Le pauvre, c’est la souillure. Ignorés toute l’année par les pouvoirs publics comme par les honnêtes gens, laissés au bon cœur des associations de charité, les sans-abris deviennent un thème politique et médiatique, chaque année, durant les quelques jours où le mercure passe au-dessous de 0 degrés.
Un lit pour chacun
Ainsi, les grandes villes suisses, dont Genève et Lausanne, ont déclenché leur plan «grand froid». Travailleurs sociaux, infirmiers, miliciens de la Protection Civile n’ont pas ménagé leur peine pour éviter que les pauvres ne meurent de froid, si bien que les équipes de communication des villes ont pu annoncer «depuis le terrain», qu’il y avait un lit pour chacun.
Comme le disait Georges Marchais à propos de l’URSS, «le bilan est globalement positif». Concert de louanges, articles élogieux dans la presse, grincements de dents de la part de l’extrême-droite, qui trouve quand même que les pauvres coûtent cher, et soupçonne toujours les SDF qui grelotent dans les passages souterrains de la gare d’être des barons de la drogue sous couverture (sans mauvais jeu de mot).
Les beaux jours reviennent déjà, le mercure repasse sur la barre du 0, ouf, soulagement dans les administrations, cri de joie à la Protection civile. Il fera 3 degrés, les pauvres pourront recommencer à se prélasser sur les places publiques, etc.
Personne ne dort dehors volontairement
Or, les louanges éludent la réalité de la pauvreté en Suisse, qui n’apparaît pas quand le mercure tombe à 0 degré, avant de disparaître quand il remonte au-dessus de ce seuil. À l’exception d’une infime minorité, et de quelques étudiants américains en recherche de sensations fortes, personne ne dort dehors «volontairement».
Le pauvre qui serait accroché à sa misère par vice est un fantasme petit-bourgeois. La majorité de celles et de ceux qui refusent de se rendre dans des structures d’accueil disent craindre pour leur intégrité physique, ou pour leurs biens. S’ils choisissent la rue, c’est qu’elle leur paraît moins redoutable que les structures censées leur venir en aide – indépendamment des efforts et de la bonne volonté des personnes qui y travaillent.
Distribution hasardeuse des richesses
C’est en vérité non seulement toute la question de l’accueil fait aux pauvres qu’il s’agit de repenser, mais, plus largement encore, c’est la question de la pauvreté elle-même. Chaque fois qu’on refuse d’en reconnaître le caractère politique, pour la présenter comme un destin, une essence, une situation éternelle, on s’en fait par là-même le complice.
La pauvreté n’a rien d’inexorable, elle est la conséquence directe de la redistribution hasardeuse des richesses, de l’érosion des protections sociales, du refus de prendre des mesures pour revaloriser les salaires face à l’inflation, de la méfiance idéologique que l’on nourrit envers celles et ceux qui sont réputés déchus (notre langage courant fourmille d’expressions: «finir à l’AI », « tomber au social», «devenir un assisté», etc.).
«Beaucoup n'ont presque rien»
Preuve que la pauvreté n’est pas une fatalité, une résistance existe. Des associations voient le jour, des bénévoles donnent de leur temps. Créées fin 2023, les Brigades de Solidarité populaire du POP vaudois ont pour projet d’apporter concrètement en aide aux gens qui en ont besoin, sans renoncer à faire de la politique – c’est-à- dire sans accepter que son action soit traduite, en termes psychologiques, par cette tendance de l’idéalisme bourgeois qui tend à tout transformer en une affaire de bons et de mauvais sentiments.
Dans sa déclaration d’intention, on lit: «La répartition inégale des richesses est le signe le plus apparent du capitalisme. Un petit nombre possède la plus grande partie, beaucoup n’ont presque rien.» Il suit de cela que s’engager en faveur des pauvres, ce n’est pas seulement faire preuve de «bon cœur», moins encore de «charité», c’est toujours en même temps se battre contre le système qui les engendre.