Pour trouver un travail, il suffit de traverser la rue. Or, les Italiens, comme les Français, comme les Suisses, ne sont pas suffisamment subtils pour le comprendre. C’est la seule manière d’expliquer les sempiternels gémissements patronaux sur le manque de main-d’œuvre, si peu en adéquation avec le taux de chômage qui ne diminue pas. Les gens sont bêtes, pire: fainéants, vicieux.
Forts de cette conviction, des éditorialistes qui n’ont jamais travaillé se bousculent pour expliquer que, de nos jours, les gens ne veulent plus faire de travaux pénibles et que la génération Z préfère bronzer son cul sur la plage, au lieu de retrousser ses manches, et de notre temps, on marchait 40 kilomètres par jour pour aller à l’école, on avait une demi orange à Noël – et on était heureux.
Des conditions inacceptables
Mais peut-être bien que les Français, les Italiens et les Suisses traversent la rue... Et peut-être bien qu’ils ne trouvent que des portes fermées, ou pire: des conditions indignes. C’est que les secteurs qui manquent de main-d’œuvre se trouvent généralement en ville, et que ces entreprises paient affreusement mal.
Si bien qu’on en est revenu à l’état de ce vaste chantage à la survie que l’on nomme poliment «l’exode rural» dans les manuels d’histoire, et qui s’est traduit, au XIXe siècle, par la fuite forcée de millions de gens de leur foyer pour converger vers les villes, dans l’espoir de trouver du travail. On sait ce que cela a signifié en termes de santé publique, de bidonvilles insalubres et de mortalité infantile. Or, nous voilà revenus à cette situation, et le paradoxe actuel est le suivant: on ne trouve de travail qu’en ville, mais vivre en ville est devenu impayable.
Le comble du paradoxe
Ce paradoxe a trouvé son expression la plus saisissante, la plus ironique, au sud des Alpes. Le chômage en Italie atteint son plus haut niveau depuis un an (6.5%), alors même que le gouvernement de madame Meloni s’apprête à délivrer près d’un demi-million de visas de travail à destination des travailleurs non-européens.
Selon le patronat, l’Italie manque de main-d’œuvre! Or, c’est évidemment faux. L’Italie manque simplement de gens prêts à accepter des conditions salariales infâmantes, et qui confinent à l’exploitation, ou à accepter de vivre dans des logements insalubres. Si bien qu’au lieu de négocier une augmentation des salaires, ou d’agir contre la spéculation, Meloni préfère se coucher devant les grands patrons.
Paradoxe ou stratégie?
Il paraît que certains de ses électeurs sont surpris. Ils se disent que tout de même, laisser entrer plus de travailleuses et de travailleurs que tous les gouvernements réunis, cela ternit la fable de la grande Italie européenne, si chère à la dirigeante post-fasciste. Il paraît même que certains alliés grincent des dents. Ils ne le devraient pas.
L’historien Johan Chapoutot a récemment montré comment les libéraux allemands, mais aussi italiens, avaient contribué à mettre les fascistes au pouvoir dans les années 1930. Avec eux, miracle: plus de syndicats, plus de grèves, mais aussi la destruction des acquis sociaux. Car au fond, néo-libéraux et néo-fascistes partagent la même conviction: si les travailleurs nationaux ne trouvent pas de travail, c’est parce qu’ils n’en cherchent pas vraiment. Ils osent même négocier leurs salaires! Au fond, ce n’est pas un paradoxe: c’est la stratégie même.