Ce doit être fatiguant de se taire aussi fort. Pourtant, ils sont partout. Ils occupent tout l’espace. On n’entend qu’eux, on entend qu’elles. Les studios de radio et de télévision se les arrachent. Les réseaux sociaux sont leur terrain de jeu. L’été, elles nous rafraîchissent. L’hiver, ils nous réchauffent. Ils apportent de la légèreté dans un quotidien trop lourd, elles sont les alliées des pendulaires déprimés et des familles de centre-gauche. Ce sont les humoristes. Nos humoristes.
Les barbecues, les vieilles dames, l’oncle raciste, les militaires alémaniques, les fonctionnaires tracassiers, les milliardaires américains: autant de sujets qu’ils abordent avec panache, avec talent, tordus devant leur caméra, drapés dans leur propre hilarité. Elles saisiront volontiers le prétexte de leur étron matinal pour en faire une vidéo de dix minutes, franche, «sans tabou». Mais il est un sujet qui, en Suisse, reste à la marge de l’alacrité audacieuse: le génocide en cours en Palestine.
Partout, sauf à Gaza
Nos humoristes sont partout, sauf à Gaza. Et quand ils y vont, c’est en coup de vent. Forcément, la famine planifiée fait moins rire que les barbecues entre copains. Les petites vieilles sont plus cocasses à la Poste que sous les balles d’une distribution alimentaire transformée en boucherie. Les gosses des bobos déclenchent plus facilement l’hilarité (et mangent à leur faim) que ceux qui ne sont plus qu’os, cendre ou poussière.
Personne ne demande de transformer chaque minute de scène en meeting trotskiste. Mais puisque les humoristes parlent si volontiers de leur quotidien, de leurs tracas, de leurs angoisses, comment expliquer que l’actualité sanglante de Gaza n’investisse jamais ce quotidien? Ne crée aucun tracas? Aucune angoisse? Puisque le réel est leur matière première, quoi de plus réel qu’un génocide qu’on s’applique à nier? Un Etat colonial déguisé en démocratie, cela ne ferait-il pas aussi bien rire que l’accent du Jura ou la rigueur des contrôleurs de train?
Les Suisses sont frileux
Aux Etats-Unis, les humoristes s’engagent depuis longtemps sur le sujet. En Angleterre aussi. En France, Guillaume Meurice a perdu son poste, Blanche Gardin a été vilipendée. Certains n’ont eu qu’à apparaître pour créer le scandale, puisqu’ils étaient arabes. C’est le prix à payer. Et des métiers bien plus risqués qu’humoriste existent: pompier, maçon… surtout en période de canicule.
En Suisse, quelques-uns portent courageusement le fer du comique dans les flancs de la tragédie (Wiesel, Bourrier, Chinet, etc.). Mais une partie importante des spécialistes de l’hilarité préfèrent flotter peureusement sous la ligne du danger, dans les eaux tièdes de leur subjectivité stagnante. Ils sont généralement sociaux-démocrates, c’est déjà quelque chose. Elles abordent des sujets graves, ce n’est pas rien. Ils répètent même que tout est politique... Sauf, visiblement, la Palestine!
Nos humoristes ne sont pas des salauds. Ils, elles, ne manquent ni de panache ni de talent. Ce sont seulement des lâches. De cette lâcheté abyssale qui se confond si souvent avec le crime.