Tamedia sera bientôt privé de sa direction romande pour être entièrement piloté «depuis Zurich». Première conséquence de ce changement de «stratégie» (pour reprendre la novlangue du groupe): la suppression de la page «Semaine en dessins» du «Matin Dimanche» réalisée par des artistes talentueux. Car les éditeurs zurichois sont ainsi: quand ils entendent le mot culture, ils sortent leur revolver, rien ne les indispose plus qu’une rubrique culturelle, qu’une critique de théâtre, que la recension d’un ouvrage de littérature – sauf s’il s’agit d’un best-seller.
C’est que les éditeurs zurichois aiment la boue et s’y vautrent avec joie, presque avec reconnaissance. Ils conçoivent une rage invraisemblable contre tout ce qui n’est pas leur propre fange, contre tout ce qui prétend les élever au-delà de cet horizon. Si j’avais le goût de la caricature, ou de la provocation, j’écrirais qu’ils rêvent de se comporter en Romandie comme Daesh à Palmyre, avec cette même volonté de briser toute la beauté, l’histoire et la grandeur qui entrent si manifestement en contradiction avec la pauvreté de leurs dogmes – dogmes libéraux si éloignés de cet esprit radical qui a pourtant longtemps prévalu au sein de la droite suisse.
Mais ne parlons plus des bourreaux, seulement des victimes. Les principales victimes de cette dévastation, plus que les journalistes licenciés, qui seront priés d’aller cuver leur idéalisme ailleurs, ce sont les citoyennes et les citoyens soumis à la bêtise et la barbarie. Non seulement les éditeurs zurichois détestent les Suisses en général, mais ils haïssent les Romands en particulier, toujours soupçonnés de ne pas suffisamment contribuer à leur rentabilité, qui coïncide avec un formidable appétit de destruction.
Les grands groupes n’ont pas seulement avalé nos petites rédactions, ils ne les ont pas seulement «restructurées», ils leur ont surtout imposé un appauvrissement général des contenus, marqué par un souci de supprimer toute analyse de fond, toute critique développée, au profit d’une information-minute censée épouser les soi-disant goûts du public, et qui ont conduit ce même public à se détourner des médias (pourquoi s’abonner à un journal qui vous donnera exactement les mêmes informations que les tabloïds anglais ou les réseaux sociaux américains?)
Face à cette nouvelle offensive, qui n’est qu’un pas de plus vers la mise sous tutelle de l’information par un cartel de milliardaires, il importe de proposer une solution politique. Les journalistes ne peuvent pas résister seuls: soumis à un chantage permanent à l’emploi, leur marge de manœuvre est limitée, et on les invite à profiter des petits fours de Paléo, à boire le champagne du Montreux Jazz, en attendant la gueule de bois finale. Quant au syndicat de la presse, Impressum, c’est un sexe amolli qui n’en finit pas de débonder dans le néant, à coups de communiqués sibyllins, marqués par un souci presque maniaque de ne pas dire les choses.
Or, les choses, il faut les dire. La seule manière de restaurer une information de qualité et une presse rigoureuse, à la hauteur de la complexité du monde, un monde d’évènements et de tâches – selon le mot de Sartre –, et qui honore à la fois notre histoire et notre culture, c’est de considérer l’information comme un droit fondamental et, comme tel, devant faire l’objet d’une politique cohérente de soutien public. Cette politique doit être financée non par une taxe inique, que l’on nomme poliment la «redevance», mais bel et bien par l’impôt, tout comme cela se fait pour les routes ou les écoles. Dans un pays où nous sommes appelés plusieurs fois par année à voter, dans un pays qui se targue de sa vitalité démocratique, dans un pays qui se prévaut de son exception culturelle et de sa cohésion, il est impensable que nous ne puissions avoir accès à une information de qualité, aussi impensable que si nous étions privés durablement d’électricité ou d’eau potable.
C’est à la société civile et aux partis politiques de se saisir de ce dossier, c’est à nous toutes et tous de dire que nous ne souhaitons pas que notre futur soit marqué du sceau de la bêtise, de la superficialité et de la barbarie. C’est à nous de freiner les appétits des grands groupes, qui ne signifient jamais que dévastation et dévoration. Il y a longtemps déjà, Gilles Châtelet a publié un livre intitulé «Vivre et penser comme des porcs». Aujourd’hui, il importe plus que jamais de lutter contre l’emporcination des esprits.