Née à Lucerne, la rappeuse franco-congolaise occupe une place à part depuis son tube «Kongolese sous BBL» et sa reprise sur TikTok. Au-delà de l’efficacité de sa musique, elle est devenue l’idole de «toutes les filles noires un peu bizarres».
Un corset blanc lacé sur la poitrine, une coiffure hautement improbable qui se déploie comme des ailes gothiques de chaque côté de la tête. Ce 13 mai, sur la scène des Flammes, une cérémonie française dédiée à la musique rap et R’n’B, Theodora ne ressemble à personne d’autre.
«Pour toutes les filles noires»
La chanteuse franco-congolaise à l’allure gothico-romantique vient de remporter le prix de la révélation féminine. Elle n’a que 21 ans, mais déjà trois EP et une mixtape, «Bad Boy Lovestory», sortie en novembre 2024, à son actif. En ligne de mire, une série de concerts estivaux, dont plusieurs passages en Suisse, comme le 9 juillet prochain à Montreux.
Mais en attendant, ce soir-là, la rappeuse inclassable ne cache pas sa joie. «Ce projet, c’est vraiment pour les enfants de la diaspora, pour notre musique à nous, pour la musique noire, lance-t-elle, émue, sur scène. Merci à vous, à nous, merci à moi. Je le fais pour toutes les filles noires un peu bizarres, ne vous inquiétez pas, [cette récompense], elle est pour nous.»
En quelques phrases, Theodora vient de résumer ce qui, au-delà de sa musique, fait son succès: elle est le chaînon manquant des représentations d’une génération de jeunes personnes racisées qui ne se reconnaît pas dans les stéréotypes. Et qui, avant elle, se retrouvait souvent coincée dans des cases.
Ne pas cocher les cases
Or, les cases, Theodora les fait joyeusement voler en éclat. Et ce n’était pas gagné. L’an dernier, l’explosion de ce qui reste à ce jour son plus grand tube, «Kongolese sous BBL», plus de quarante millions de streams sur Spotify et une trend sur TikTok, aurait pu l’enfermer dans un rôle: celui de la femme noire hyper-sexualisée dont la musique rappelle des contrées lointaines et ensoleillées.
Dans cette chanson, inspirée du bouyon caribéen, Theodora raconte que ses «gros seins [lui] font mal au cou», que son «fiak (son arrière-train donc) éloigne trop [ses] genoux» et qu’elle rêve d’un «BBL», c’est-à-dire un «brazilian butt lift», cette opération d’augmentation des fesses très populaire en Amérique du Sud et abondamment pratiquée dans la famille Kardashian.
Non seulement la rappeuse est physiquement très loin de tout cela et ne rêve pas d’avoir un fessier plus imposant, mais ses morceaux suivants ont rapidement prouvé qu’elle piochait ses inspirations un peu partout et fuyait la redite. Ses paroles se font volontiers plus intimistes lorsqu’il lui faut parler de ses angoisses ou d'une ancienne relation amoureuse.
Multiples influences
Et sa musique se teinte de multiples influences. «L’industrie musicale attend des femmes noires qu’elles se cantonnent à des secteurs qui leur ont été attribués, qu’elles ne fassent pas de pop, qu’elles soient dans des esthétiques dites 'urbaines', regrette-t-elle auprès de «Libération». C’est un problème. Quand elles sortent de ce cadre, on ne les considère pas.»
Theodora, elle, a l’ambition d’être tout à la fois. Rappeuse et pop star, fashion et provinciale, gothique et sexy. Pour se convaincre de sa capacité à faire le grand écart, il suffit de regarder les duos de la version augmentée de sa mixtape, «Mega BBL», sortie il y a une quinzaine de jours.
On y croise autant Jul que Juliette Armanet. Qui sont donc les «filles noires un peu bizarres» auxquelles Theodora a dédié son prix? «Des filles noires aux esthétiques qu’on n’attend pas, répond-elle sur la radio nationale française. Quand je balance une vidéo, on se demande qui est cette noire gothique. Mais il y a plein de filles comme moi dehors, plein de noires alternatives. On a un peu cette sensation parfois de ne pas avoir un espace dédié où les gens nous acceptent comme on est. Faut pas dire ça, pas faire ça, pas faire ci car c’est trop éloigné de la communauté à laquelle on appartient…»
Une envie de changer le monde
Ce goût du mélange des genres, la chanteuse le tient de son parcours personnel. Née à Lucerne, elle a vécu en Grèce, en République démocratique du Congo, d’où viennent ses parents, sur l’île de La Réunion et en banlieue parisienne, où elle est toujours installée avec son frère, Jeez Suave, qui est aussi son manager. Plus jeune, elle a écouté Tshala Muana, une artiste congolaise, et regardé quantité de clips à la télévision. Mais son modèle, sa référence absolue, celle dont elle dit être «tombée amoureuse» à la première écoute, c’est Rihanna.
Souvent, c’est à Aya Nakamura qu’on la compare. Toutes les deux ont deux points communs: des origines africaines et un malin plaisir pris à jouer avec la langue française. Cela leur en donne un troisième: attirer des torrents de remarques racistes et misogynes en retour. Theodora n’est pas du genre à fuir. À «Libération», elle confie tenir à parler de «musique noire» pour définir son style. «Le public manque d’éducation à ce sujet», justifie-t-elle.
D’ailleurs, avant de tout plaquer pour la musique, la jeune femme a songé à la politique. Elle était partie pour une classe préparatoire à l’Ecole nationale supérieure, qui forme une partie de l’élite française – ce qui ferait sans aucun doute sursauter les aigris qui la prennent pour une inculte. La chanteuse a même présidé la commission culture de la Région Bretagne. «J'avais un peu envie de changer le monde», résume-t-elle simplement auprès du magazine «Numéro».
Dans le sillage de son père, opposant politique au Congo, qui s’est battu toute sa vie pour obtenir son diplôme de médecin. Ce sera chose faite à 43 ans. «Regarder mon père m’a donné de la force, raconte sa fille au micro de France Inter. En grandissant, ça m’a même mis la pression. Je n’ai pas le droit de faire moins que lui.»
Une trajectoire indépendante
De ce parcours à la fois chaotique, fondateur et inspirant, Theodora garde le souvenir d’une jeunesse modeste («J’ai été pauvre une grande partie de ma vie», raconte-t-elle dans les colonnes de «Libération») et, donc, une ambition dévorante. Celle qui se surnomme elle-même la «boss lady» y voit «un hymne à la détermination». Elle développe à la radio: «Un hymne pour rappeler aux gens que ce n’est pas forcément faire de grandes études, avoir un très bon poste, mais se faire confiance et suivre ses objectifs.»
Les siens, la rappeuse les a pourchassés peu mais bien entourée. Par son frère, d’abord, son «collaborateur le plus intime», à l’origine de la plupart des arrangements de ses titres. Par ses deux meilleurs amis aussi, chez lesquels elle passe tant de temps que le canapé lui est quasiment réservé.
Sa mixtape est sortie sans gros label derrière, dans l’intimité de ce quatuor protecteur, après des mois de doutes et de galère, de «moments où tu sors de scène et tu te rappelles que ton compte en banque est à découvert», dont elle parle sans fard dans ses morceaux.
La femme qui avait «trop de vies»
L’indépendance, Theodora la veut jusqu’au bout, jusque dans le succès. «Il faut apprendre à vouloir réussir pour soi en tant qu’individu», clame-t-elle auprès du «Monde». «Et pas parce que tu dois travailler deux fois plus parce que tu es noire.»
Même si cela ne risque pas de lui sortir de la tête, elle qui a toujours la politique chevillée au corps et aux convictions, lit Aimé Césaire entre deux mangas et un essai de philosophie de la musique. Au détour d’une confidence, on comprend qu’être aussi multiple n’est pas toujours de tout repos. «J’ai eu trop de vies», reconnaît ainsi la chanteuse au micro de France Inter.
Theodora ne compte pas lever le pied pour autant. Toujours à la radio, elle explique que si elle était un défaut, ce serait l’insatisfaction. Insatisfaction momentanée parfois, qu’elle n’hésite d’ailleurs pas à exprimer bruyamment. Comme le 6 juin dernier, au festival Caribana de Crans, lorsqu’elle s’énerve contre les organisateurs qui ne lui ont pas permis de faire ses balances avant le concert.
Mais la chanteuse qui lance à «20 Minutes» vouloir «réveiller le public suisse» a aussi l’insatisfaction profonde de celles qui n’en sont encore qu’au début. «L’objectif, c’est de faire de la musique sur le long terme.» Et d’asseoir définitivement cette position de «boss lady».