Un nom n’est pas mis en exergue dans le rapport de la commission d’enquête du Sénat français sur «les pratiques des industriels de l’eau en bouteille»: celui de l’ex-PDG de Nestlé Peter Brabeck (1997-2008). Logique. Tout au long de la période couverte par les investigations des sénateurs sur les pratiques de filtration illégales utilisées par le géant suisse de l’agroalimentaire, l’ex-PDG autrichien n’était déjà plus en poste.
Seulement voilà: impossible de ne pas lier cette affaire, qui implique le palais présidentiel de l’Elysée, sans rappeler les liens privilégiés et anciens entre Emmanuel Macron et celui qui lui a mis, jadis, le pied à l’étrier comme jeune banquier d’affaires.
Macron, l’homme de Nestlé?
Macron-Nestlé: c’est le cœur de ce rapport du Sénat selon lequel les pouvoirs publics français, informés de la situation depuis plusieurs années, ont laissé faire la multinationale suisse. Pour ses rédacteurs, Nestlé s’est rendu coupable d’un scandale sanitaire de grande ampleur, en ayant recours «à des techniques de filtration et de désinfection interdites, mais a aussi fait pression sur le gouvernement pour obtenir une adaptation de la réglementation en sa faveur».
Le rapport du Sénat pointe les irrégularités répétées du groupe Nestlé Waters, propriétaire de Vittel, Hépar, Contrex et Perrier. Motif: la non prise en compte des «contaminations bactériologiques, voire virologiques sur certains forages». En clair: Nestlé Waters a distribué commercialement des eaux qui n’auraient pas dû l’être. Ses bouteilles ne contenaient pas de l’eau minérale au sens administratif du terme, même si à aucun moment la santé des consommateurs n’a été mise en danger.
L’ombre de Peter Brabeck
Pourquoi parler de Peter Brabeck et d’Emmanuel Macron, mais aussi de son ex-secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler, qui a refusé de collaborer en n’acceptant pas d’être auditionné par les sénateurs (ce dont il avait le droit, mais qui pose un problème en matière de respect du pouvoir législatif)? Parce que le président français a toujours eu Nestlé dans son viseur. Entre 2008 et 2012, alors jeune inspecteur des Finances (l’élite administrative française), Macron a travaillé comme banquier d’affaires chez Rothschild&Cie et il a conclu cette séquence en gérant la vente de la division nutrition de Pfizer à Nestlé.
Il s’agissait d’une des plus grosses négociations de l’année 2012, autour de 9 milliards d’euros. Cette transaction lui a valu une rémunération de plusieurs millions d’euros, sans laquelle il n’aurait sans doute pas pu se lancer en politique cinq ans plus tard, pour la campagne présidentielle 2017.
Choose France, une obsession macronienne
Autre point important illustré par le sommet «Choose France» organisé lundi 19 mai au château de Versailles en présence de dirigeants de multinationales désireux d’investir en France: Emmanuel Macron a toujours fait de l’attractivité économique de son pays une priorité. Or sur ce terrain, Peter Brabeck et sa filière Nestlé lui ont beaucoup servi. Selon le journaliste Marc Endeweld, qui le raconte dans son livre «L’ambigu Monsieur Macron», «une relation de confiance s’instaure entre eux, au point que l’ex PDG autrichien avait un temps proposé à Emmanuel Macron de rejoindre la direction française de Nestlé.».
Et Nestlé Waters, qui pourrait être prochainement contraint de retirer les bouteilles de Perrier de la vente, ou de se séparer de sa filiale dont le nom est un des plus connus en France pour l’eau minérale gazeuse?
Le Sénat accuse
Deux faits lui sont reprochés par l’enquête du Sénat.
Le premier est d’avoir enfreint une obligation faite par les normes européennes en matière de filtrage, économisant ainsi de lourds investissements dans ses sources d’eaux minérales. Pour rappel, la production d’eau minérale fait l’objet d’une réglementation très stricte. «D’origine souterraine, se distinguant par leur pureté originelle, elles ne doivent en aucun cas faire l’objet d’une désinfection», souligne le Sénat qui met en cause les filtrations chimiques réalisées par Nestlé. «Dans ses usines du Gard (Perrier) et des Vosges (Contrex, Vittel, Hépar), Nestlé a utilisé des filtres à charbon actif et des traitements ultraviolets», poursuivent les sénateurs, avant que le groupe mette en œuvre une microfiltration à 0,2 micron, avec l’aval plus ou moins tacite du gouvernement. Ceci, il faut le répéter, sans mettre en danger la santé des consommateurs.
Complaisance étatique
Le second est d’avoir profité d’une complaisance répétée au plus haut niveau de l’Etat français. Là, le Sénat accuse: «La présidence de la République savait, au moins depuis 2022, que Nestlé trichait depuis des années, avait conscience que cela créait une distorsion de concurrence avec les autres minéraliers et avait connaissance des contaminations bactériologiques, voire virologiques sur certains forages», lit-on dans ce rapport sur «les pratiques des industriels de l’eau en bouteille et les responsabilités des pouvoirs publics». Et de poursuivre: «Malgré l’absence de doute, dès le 31 août 2021, sur l’illégalité des traitements pratiqués par Nestlé, aucune autorité politique ou administrative ne montre sa volonté de faire cesser la commercialisation des produits non conformes à leur étiquetage.»
La conclusion est fatale: Nestlé a bénéficié selon les sénateurs d’une «volonté de conserver l’affaire confidentielle le plus longtemps possible». Une conséquence des «pressions exercées par Nestlé Waters sur l’exécutif» et de «l’attitude transactionnelle» du groupe» qui aurait brandi la menace économique, agitant le spectre d’éventuelles suppressions d’emplois sur son site des Vosges. «A la date de publication du rapport, Nestlé Waters n’est toujours pas en conformité avec la réglementation», complète les sénateurs. 28 recommandations sont formulées dans leur rapport.
Contre attaque de Nestlé
En réponse, Nestlé France a contre-attaqué, soulignant le problème créé par la superposition des normes nationales et européennes. «Nous n’avons jamais fait pression sur aucun décideur public», se défend l’entreprise qui emploie 1500 personnes dans le pays. «La sécurité alimentaire de nos produits n’a jamais été en jeu et la sécurité sanitaire des consommateurs a toujours été assurée. La composition minérale de nos eaux n’a jamais été altérée.»