À 34 ans, Lionel Tschudi fait partie des arbitres suisses les plus prometteurs. Mais un accident domestique, qui lui a causé une sérieuse blessure au pied, a ralenti la progression et l'ascension du Neuchâtelois il y a maintenant deux ans.
De retour à la compétition depuis la fin de la saison dernière, l'homme aux 83 matches de Super League et 68 de Challenge League compte bien reprendre sa marche en avant. Interview.
Il y a quelque chose de quand même assez paradoxal avec votre métier: sans vous, on ne pourrait pas jouer au foot, mais on ne vous donne que très peu la parole...
Mais cela me va bien, car je n'ai pas fait arbitre pour être sur le devant de la scène. Si j'avais voulu une plus grosse couverture médiatique, j'aurais choisi une autre voie. Après, je trouve effectivement que c'est important d'expliquer notre rôle et ce qu'on fait, parce que plus on explique, plus on peut gagner en respect et en compréhension. Trop souvent en discutant avec des gens, je me rends compte qu'ils ne comprennent pas ou ne savent pas qu'il y a un vrai investissement au quotidien de notre part.
Comment en êtes-vous venu à l'arbitrage?
C'est un rôle qu'il faut essayer avant de comprendre. J'ai eu la chance dans mon club, quand j'avais 14-15 ans, de me faire un peu d'argent de poche en arbitrant les juniors E. Puis après, j'ai essayé les juniors D et j'ai remarqué finalement que, en plus du petit pécule qu'on reçoit, il y a un vrai challenge à chaque match de manager les deux équipes, d'essayer de prendre des bonnes décisions, etc. C’est en essayant que j’ai commencé à apprécier ce rôle. Et c’est devenu une passion.
Quel moment préférez-vous sur le terrain?
C'est dur à dire. Ce qui m'avait manqué, je dois vous l’avouer, c’est l’entrée dans le stade. Cette nervosité du match, ce stress positif de faire une bonne performance. Voir les tifosi, écouter l'ambiance et se dire qu'on va vivre un spectacle, qu'on va vivre des émotions. Ce qui m'a aussi manqué, c'est d'avoir ce petit contact avant les matches avec les joueurs, de voir comment ils vont. Cela fait sept ans que je suis en Super League et il y a donc des joueurs que je côtoie depuis longtemps.
Vous jouiez vous-même au football avant de vous lancer l'arbitrage?
Je suis un ancien fan de Football Manager, j'ai beaucoup joué à ce jeu. Du coup, j'avais plutôt ce rôle en tête et j'ai entraîné des juniors E, D, et C. Mais j'ai aussi joué, un peu en quatre et troisième ligue. J'étais aussi en arbitre en même temps et finalement, j'ai remarqué que là où j’avais les meilleures capacités, c'était en tant qu'arbitre de football.
Et comment se dit-on qu'on va pouvoir en faire son métier?
On ne le pense pas, pour être honnête. En Suisse, c'est seulement depuis 2018 que les arbitres FIFA ont obtenu un contrat à 50%. Jusqu'à là, j'ai fait tout le cheminement. Mon rêve, c'était d'arbitrer en Super League, mais il n'y avait pas du tout cet aspect financier qui entrait en ligne de compte, parce que ce n'était pas du tout rémunéré comme un travail. On savait toujours qu'il y avait l'arbitrage et à côté le travail. Donc moi, c'est uniquement la passion, d'être sur le terrain, de vivre les émotions, qui m'a poussé à faire les efforts et les entraînements pour y arriver. Il n'y avait aucune motivation financière. Et toujours pas maintenant, parce que les meilleurs arbitres, à part Sandro Schärer qui est à 80%, on est tous à 50%. On fait des choix de vie qui sont plus en lien avec notre passion qu'avec un retour sur investissement.
Avec quel organisme ou fédération êtes-vous sous contrat?
On signe un contrat avec l'Association Suisse de football (ASF). C'est elle qui met le budget en place et qui décide quelles sont les conditions financières. Aujourd'hui, elles sont assez simples, elles sont liées au niveau dans lequel l’arbitre se situe. Si on arrive en Ligue des champions, on peut obtenir un contrat professionnel, mais pas avant. Pour l’Europa et la Conference League c’est du 50%, et ceux qui évoluent en Super League sont à 20%. Il faudrait investir beaucoup plus d'argent pour que les arbitres FIFA soient professionnels, et idéalement que ceux de Super League soient en tout cas semi-professionnels.
Comment monte-t-on les échelons du monde de l'arbitrage?
Dans chaque catégorie on a des coachs qui viennent nous voir et qui nous notent. Ensuite, en fonction des retours, ils décident de nous promouvoir ou pas. Jusqu'en 2e ligue inter, c'est au niveau régional que ça se passe. Pour ma part, c'était à l’Association neuchâteloise de football. L'ANF décide d'envoyer chaque année, un, deux ou trois talents dans le groupe talent romand, puis on passe au groupe talent suisse et on arrive ensuite en 1e ligue.
Au final, vous êtes un peu comme les footballeurs, plus on est bons, plus on joue, plus on monte...
Exactement. C'est en premier lieu la performance qui compte. Après, c'est sûr qu'on doit aussi réussir des tests physiques, connaître les règlements, etc.
Est-ce que vous vous souvenez de votre premier match dans l'élite?
Oui, je m'en souviens bien, c'était un weekend de la fête des vendanges en septembre 2016 (rires). Grasshopper - Vaduz, c'était vraiment un beau souvenir. Comme jeune arbitre, de passer dans l’élite, c’était une grande réussite. Et puis, une fois qu'on est là, on veut toujours un peu plus et j’ai rapidement eu la chance de devenir arbitre international FIFA en 2018. Il faut toujours continuer à rêver, à s'entraîner, parce qu'on est aussi des compétiteurs, comme les joueurs.
En termes de temps investi par semaine, j'ai entendu dire que vous travaillez finalement autant qu'un footballeur. C'est juste?
C'est effectivement ce que les gens ne savent pas. À l'époque, c'est clair que la demande physique était différente, parce que le football était plus «lent». Aujourd'hui, tous les matches ont une certaine intensité et il faut pouvoir suivre. Ce qu'on oublie souvent, c'est qu'un arbitre doit être frais physiquement, mentalement et psychiquement pour prendre les bonnes décisions. Si on est fatigués, automatiquement, on prend des mauvaises décisions. On s'entraîne vraiment pour avoir la tête libre et pour se concentrer sur nos choix. Je m'entraîne six fois par semaine avec le match.
Comment sont organisées vos semaines?
Comme un joueur de foot: avant le match, on fait un entraînement léger, le jour après, on fait un décrassage, et le reste de la semaine, on fait des intervalles, de la force, on travaille l’explosivité et la vitesse. Après, il y aussi l'analyse de nos matchs et la préparation des suivants, avec potentiellement des déplacements à l'étranger. Cela implique une organisation par rapport à notre travail parce qu'on a notre 50% à côté. C'est aussi ça le challenge hebdomadaire: pouvoir concilier notre activité professionnelle avec l'arbitrage et avec la vie de famille.
N'est-ce pas un peu frustrant d'avoir la même charge de travail qu'un footballeur qui, lui, va pouvoir s'investir à 100% dans le foot, alors que vous avez, comme vous l'avez dit, un travail à gérer et donc des contraintes supplémentaires?
Oui et non, parce qu'on a déjà eu une grande évolution en 2018 avec l’instauration du 50%. Je veux rappeler qu'il y a encore quelques années, des Sébastien Pache ou des Stéphane Studer travaillaient à 100% ou à 80%. Ils devaient encore être prêts physiquement tous les week-ends. Donc là c'était une charge de travail hebdomadaire qui était vraiment conséquente. Elle s'est déjà allégée, mais c'est sûr que si on voit ce qui se passe dans les autres championnats étrangers, je pense qu'on doit faire encore un effort. Un joueur fait son match et il a la semaine pour récupérer. De notre côté, on le finit, on fait un décrassage, et on est de nouveau avec un employeur qui attend de nous d'être à fond aussi chez lui. Donc on doit toujours performer et c’est ce qui peut aussi être usant sur la durée.
Et vous pensez qu'à moyen terme cela pourrait évoluer vers le 100%?
Je l’espère et je sais par mes supérieurs que c’est aussi leur vision. L’objectif est d’avoir une ligue entièrement professionnelle avec des arbitres employés de manière entièrement professionnelle. Tout en sachant que cela fait du bien aussi de se changer les idées après un week-end compliqué avec une autre activité professionnelle. Ce qui est important, c’est que chacun ait finalement les meilleures conditions pour performer au mieux au plus haut niveau suisse. Il est indispensable de préparer son après-carrière.
Sur le plan personnel, après votre blessure, comment vous sentez vous maintenant?
Aujourd’hui, je dois faire encore plus attention avec mon corps, davantage l’écouter. Tous les détails comptent, dans la préparation physique et dans mon quotidien. J'ai aussi un suivi beaucoup plus professionnel dans le sens où je fais encore deux fois par semaine de la physio pour éviter qu'il y ait une rechute. Je suis suivi par un coach personnel pour m’entraîner. Mon corps réagit bien et c'est positif.
Avez-vous reçu des messages de joueurs ou d'entraîneurs qui vous souhaitaient un bon rétablissement?
Oui, j'en ai reçu de plusieurs joueurs, entraîneurs ou présidents sur les réseaux sociaux. Ils me souhaitaient bon courage. C'est sûr que je ne m'attendais pas à ça et ce n'était pas mon objectif en postant mon message. J'ai ressenti une vague de soutien et encore maintenant, je croise certains joueurs qui me disent qu’ils sont contents de me revoir. C’est agréable.
C'est quelque chose à laquelle on ne s'attend pas forcément de l'extérieur...
Il faut différencier le rôle et la personne. Durant 90 minutes, je suis arbitre de football et je dois gérer un match, prendre des décisions qui ne font pas l'unanimité. De son côté, le joueur doit faire gagner son équipe et va tout faire pour. Mais avant et après la rencontre, on est deux êtres humains et on peut discuter de tout. Avec certains je parle de la vie de tous les jours, du fait d’être père, etc. C’est un petit championnat de douze équipes, alors les relations sont plus fortes quand on croise quatre, cinq ou six fois le même club. Au niveau international, j'ai rarement des contacts, c'est beaucoup plus focalisé sur la performance.
Est-ce que cet arrêt vous a quand même été utile d'une manière ou d'une autre?
C'était plus frustrant qu'autre chose, je dois quand même l’avouer. Juste avant que je me blesse, j’ai eu la chance de faire la finale de la Coupe de Suisse, mon premier match de Nations League, un de qualification pour l’Euro et j'avais une promotion au niveau international. J'étais vraiment dans une phase ascendante de ma carrière et finalement, du jour au lendemain, il y a tout qui a été mis entre parenthèses. En tant que compétiteur, j'étais plus frustré par la situation. C’était une blessure complexe et il a quand même fallu pendant tout ce temps que je me batte et que je continue à m'entraîner pour voir le bout du tunnel. La seule chose que je vois de positif, c'est que j'ai remarqué que c'est quelque chose qui me manquait. C'est aussi pour ça que je me suis battu, pour cette passion de l’arbitrage et du football.
Et maintenant, losque vous êtes blessé, vous avez encore la possiblité d’officier à la VAR...
C'est le côté positif en tant qu'arbitre blessé. Tous les week-ends, j'étais actif en tant que VAR. Pour la Super League, mais également les compétitions internationales. J’ai pu vivre de belles émotions, malgré ma blessure.
Que pensez-vous de cette évolution de l'aide à l’arbitrage?
C'est positif. En tant que arbitre, on est très contents de pouvoir changer la décision si on fait une erreur. Donc je suis un grand partisan de la VAR et de la ligne du hors-jeu. Avec ce dernier outil, c'est clair, il n'y a pas de zone grise. Après, avoir la VAR c'est une chose, mais il faut l'appliquer correctement. Et ce qu'il faut rappeler aux gens, c'est que la vidéo est surtout là pour éliminer une grosse erreur et que la zone grise existera toujours.
Quelle est la limite de cette technologie?
Derrière toutes ces aides, il reste un humain. Et s’il n’est pas 100% frais et concentré parce qu'il travaille trop ou pour d'autres motifs, il fera toujours des erreurs. C'est pour ça que c'est bien et important d'investir dans la technologie, mais il ne faut pas oublier l’Homme également.
Vous vous êtes décrit comme ambitieux. Donc quels donc sont vos objectifs pour cette saison et celles à venir?
J'ai appris à tempérer mes ambitions depuis deux ans (rires). Maintenant, ce que je veux, c'est de prendre du plaisir à nouveau. Retrouver mes sensations, parce qu'après deux ans de pause d’arbitrage, on perd quand même en prise de décision et cela prend du temps pour retrouver certains automatismes. L’arbitrage, c'est 90% d’expérience et je veux retrouver mon niveau d’avant ma blessure, pour ensuite obtenir ma chance sur le plan européen.