La chronique de Pascal Wagner-Egger
Le wokisme: excès à l'extrême gauche et panique morale à droite!

Le «wokisme» est-il vraiment une menace pour la liberté d’expression ou un simple épouvantail politique agité par ses détracteurs? Dans sa nouvelle chronique pour Blick, Pascal Wagner-Egger tente de démonter les clichés et de replacer le débat dans sa juste mesure.
Publié: 13:22 heures
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Dernière mise à jour: 14:16 heures
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Entre excès à l'extrême-gauche et panique morale à droite, Pascal Wagner revient sur les véritables effets du «wokisme».
Pascal Wagner-Egger
Pascal Wagner-EggerPascal Wagner Egger - Chroniqueur Blick

Depuis notamment la première élection de Donald Trump aux USA, on entend un refrain entêtant, repris depuis par les droites plus ou moins extrêmes de tous les pays (unissez-vous…): le ras-le-bol, la lutte contre, voire la peur du «wokisme». Ces derniers mois, depuis sa seconde élection, le même Trump est parti en croisade contre le «wokisme», se proposant de le chasser de la recherche scientifique, des musées, de l'armée, des entreprises, etc. 

Rappelons qu'il s'agit à l'origine du mouvement «woke», c'est-à-dire «éveillé» aux diverses discriminations aux Etats-Unis. Cette appellation a pris une connotation négative pour devenir dans la bouche de ses ennemi·es le « wokisme », à savoir une série de ce qu'on peut effectivement considérer comme parfois des excès du mouvement progressiste de la gauche radicale, mais qui sont comme on va le voir largement instrumentalisés et exagérés par la droite dans un but militant, selon la bonne vieille technique toujours efficace en politique de l'épouvantail. 

La sociologue Nathalie Heinich se demande par exemple si le «wokisme» est un totalitarisme, certains, comme Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre Vermeren dénoncent un «obscurantisme woke» orwellien, la journaliste Nora Bussigny qui a passé un an dans les milieux progressistes dénonce «Les nouveaux Inquisiteurs», et d'autres, comme Brunot Mégret ou Matthieu Creson, etc.) parlent encore de «tyrannie du politiquement correct». Serions-nous comme nous l'annoncent ces discours alarmistes si proches du Goulag, des camps de rééducation, du télécran ou de la toute-puissante Police de la Pensée? Serions-nous revenus quelques siècles en arrière à l'ère du berceau de Judas, de la fourche hérétique, du feu de joie ou autre « questionnette » – les instruments de torture de l'Inquisition? 

Eviter l'exagération... et le déni

On peut mesurer immédiatement à ces termes outranciers (même en leur enlevant une part de «marketing»), le degré de panique morale qui en vient à confondre le pouvoir d'autorités totalitaires toutes-puissantes, détentrices de la force physique et de la propagande intellectuelle régnant sur des populations entières, avec le mode de fonctionnement de minorités sans doute bruyantes et visibles, mais qui n'ont que le pouvoir très relatif des actions symboliques – souvent réprimées d'ailleurs par la police, et parfois avec violence. 

Néanmoins, il y a à mon avis deux écueils à éviter dans ce débat sur le «wokisme»: le premier est de nier le fond du problème, comme le faisait par exemple le politologue Clément Viktorovich récemment dans un article du «Temps», en affirmant qu'il n'y a pas de définition précise, de travail académique d'experts référencé sur la question ou d’universitaires sérieux qui y travaillent. Cela a permis à ses détracteurs, le professeur de philosophie à l'Université de Neuchâtel Olivier Massin et l'économiste François Grin de l'Université de Genève, de le contredire aisément en citant une liste d'une trentaine d'universitaires qui ont écrit et analysé ce phénomène, et d'ainsi conclure au «mythe du wokisme». Le second écueil est d'exagérer le problème, et d'en faire une panique morale. 

Dans ces prochaines chroniques, je me propose de retourner aux faits pour bien considérer ce qu'on désigne exactement comme excès du «wokisme» – sans nier que certains peuvent être effectivement considérés comme des excès –, et de déterminer ainsi si de tels excès ou non nous mènent bel et bien aux portes du Goulag, de 1984 ou de la Sainte Inquisition (ou pas). 

Définir la condamnation du «wokisme»

Alors, de quoi alors parle-t-on quand on condamne le «wokisme»? (1) la «Cancel culture» une forme de «censure» de certaines conférences, personnes ou œuvres d'art, (2) une forme «d'essentialisme identitaire» qui réduit les individus à leurs appartenances (ce que Heinich appelle l'«identitarisme»), (3) une victimisation jugée excessive, due à la mise sous tutelle de l’objectivité des faits au profit du «ressenti» menant à une véritable «tyrannie des minorités» et à une course à la «pureté idéologique», et (4) ce que Heinich nomme l'«idéologisme», à savoir l'irruption du militantisme et de l'idéologie, la valorisation de l'expérience subjective en lieu et place de la recherche d'objectivité scientifique (qualifiée de scientiste), tout en dénonçant le mythe d'une neutralité des scientifiques et intellectuels, notamment en sciences sociales. 

Dans cette première chronique sur le sujet, je traiterai du premier point, la «Cancel culture», qui désigne différentes formes de que les adversaires du «wokisme» appellent «censure»: (a) des appels au boycott (p.ex. contre la saga Harry Potter en raison des propos transphobes de son autrice J.K. Rowling), (b) des menaces de mort, une protection policière suite à certains propos (pour l'humoriste suisse Claude Inga-Barbey à propos d'un sketch humoristique sur les transgenres) (c) des licenciements (l'animateur et humoriste Tex ayant fait une blague non seulement «simplement» sexiste, mais riant de la violence à l'égard des femmes, Justine Sacco ayant tweeté une blague raciste, etc.), (d) des réécritures ou des exigences de retraits d'œuvres jugées racistes, sexistes ou colonialistes (comme Tintin au Congo), (e) des perturbations/annulations de cours, de discours ou de conférences (p.ex. celles de Sylviane Agacinski, Caroline Fourest en France, ou encore de Eric Marty, Caroline Eliacheff et Céline Masson à l'Université de Genève sur la question du genre), et (f) l'effacement symbolique de certains personnages et statues de l'espace public (p.ex. Colbert, le rédacteur du Code Noir fixant les règles de l'esclavagisme). 

Liberté d'expression, terrain glissant

Dans ces événements, il y a clairement des cas d'abus: des menaces de mort après un sketch humoristique (même si jugé pas drôle ou essentialisant, le personnage joué par l'humoriste – une psychanalyste freudienne elle-même dépeinte comme ayant quelques problèmes – ayant proposé la caisse à chat comme toilettes pour une personne non binaire n'arrivant pas à choisir entre les toilettes pour hommes ou pour femmes…) constituent un cas manifeste d'abus et de radicalisation. Certaines sanctions peuvent se discuter, comme l'éviction de l'animateur et humoriste Tex, la chaîne de télévision ayant pris cette décision pour ne pas offenser son public – en employeur librement responsable de son image.

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Il est vrai que ce n'est pas à la population de se substituer à la loi, à empêcher certaines conférences parce que le contenu leur déplaît, les opposant·es peuvent toujours en lieu et place dénoncer les propos tenus, tenir une contre-manifestation, etc
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On peut regretter l'annulation de certaines conférences du point de vue de la liberté d'expression, mais la question se pose aussi parfois quand des charlatans, tels un ex-physicien à Fribourg en juin 2024, font des conférences visant je cite «à modifier l’état d’esprit, à déconditionner le mental, à se rapprocher le plus de son être intérieur, en favorisant l’émergence d’une intention authentique, et éventuellement en posant une question ou en «vibrant» un nouvel état d’être», avec les risques de dérives sectaires de telles croyances, ou à propos d'une conférence ostensiblement pro-russe planifiée début 2024 à l'Université de Genève –, qui a été finalement annulée par les organisateurs, peut-être sous la pression de polémiques dans les médias. 

La liberté d'expression est bien évidemment l'un des fondements de la démocratie, mais toutes les démocraties y mettent des limites – on ne peut tolérer l'intolérant que dans une certaine mesure –, comme la diffamation, la calomnie ou l'injure, les discours de haine ou de discrimination, l'atteinte à la liberté de croyance et de culte, l'apologie du terrorisme ou l'incitation à la violence, etc. Il est vrai que ce n'est pas à la population de se substituer à la loi, à empêcher certaines conférences parce que le contenu leur déplaît, les opposant·es pouvent toujours en lieu et place dénoncer les propos tenus, tenir une contre-manifestation, etc.

Un juste millieu à trouver

Mais d'une part, ces relatifs excès sont souvent poursuivis pénalement comme la perturbation de la conférence à Genève – la censure est donc apparemment moins efficace que l'Inquisition – et d'autre part, certains cas resteront toujours ambigus, autorisés d'un point de vue légal mais moralement problématiques, comme les concerts du chanteur Bertrand Cantat. Ce dernier a légalement payé son crime mais il en reste moralement l'auteur, son retour sous les feux des projecteurs et sa parole publique heurtant la famille de la victime et celles et ceux qui luttent contre les féminicides.

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Il est vrai que déboulonner unilatéralement des statues d'esclavagistes est discutable, mais pas moins que leur simple présence dans l'espace public!
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Autre exemple, le fait de retirer de la vente les livres de l'écrivain Gabriel Matzneff qui faisait l'apologie de la pédophilie est une «censure» morale que la majorité d'entre nous jugera non scandaleuse. Si «Mein Kampf» est aussi soumis à des règles (seules certaines éditions critiques et commentées sont autorisées en France, certaines librairies choissent de ne pas le proposer pour des raisons éthiques, etc.), s'interroger sur d'autres livres problématiques ne relève pas du tout de la dictature mais du débat démocratique. 

Il est vrai que déboulonner unilatéralement des statues d'esclavagistes est discutable, mais pas moins que leur simple présence dans l'espace public! La solution étant sans doute à l'entre-deux, par des plaques explicatives d'avertissement, ou mieux encore par le déplacement de ces statues dans les musées. De même, Tintin au Congo n'a pas été mis à l'index, mais une préface de contextualisation importante l'accompagne désormais. 

Des excès à la gravité questionnable

Dans cette liste non exhaustive, on voit des excès manifestes (menaces de mort), des excès bien moins graves (perturbation de conférences, déboulonnage de statues), des préoccupations légitimes (préfaces critiques et explicatives, exposition publique de personnages controversés) et démocratiques comme l'appel au boycott. Jonas Follonier cite encore l'exemple totalitaire d'une école qui a abrogé la fête des mères, pour ne discriminer personne, on le voit une «violence» heureusment encore assez éloignée du Goulag – même si on pourrait proposer la «fête des parents» à la place par exemple…

Dernier exemple vécu de «cancel culture», l'étudiant de Sciences Po Paris Pablo Ladam décrit dans son livre récent «La Terreur Violette» la «brutalité épouvantable» dont il a été victime de façon relativement injustifiée (il a été apparemment mal compris dans une conférence où il faisait en fait une critique féministe, mais tout en essentialisant les femmes, ce qui lui a échappé). Les conséquences ont été qu'il a été retiré ainsi que sa petite amie des groupes WhatsApp de sa fac, des groupes de sport, des soirées étudiantes, il a subi des appels téléphoniques à son propriétaire, des accusations mensongères, la présomption de culpabilité lors d'une audition d'un comité institutionnel de féministes traquant les abus au sein de l'université. Sans doute qu'une part de ce harcèlement est injustifié, et Pablo Ladam assure que le nouveau comité de direction de Sciences Po est en train de corriger les abus avérés. 

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Les «lynchages numériques» toujours regrettables de certaines accusations #metoo (...) avec les véritables lynchages des esclaves noirs pendus aux arbres par les esclavagistes blancs, ou les tueries de masse actuelles de masse perpétrées par les masculinistes, racistes ou complotistes d'extrême droite
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Interrogeons-nous pour terminer si de tels excès, de la part de minorités ayant un pouvoir relatif, sont la marque du Goulag, de 1984, de l'Inquisition ou de la Terreur: si c'était bien le cas, Pablo Ladam aurait été torturé à mort, et il ne courrait pas les plateaux de télévision, en disant qu'il n'a eu de son livre que des retours positifs… Il a très certainement vécu une certaine brutalité, sans conteste regrettable, mais il faut aussi la comparer à la brutalité que cherche à dénoncer et combattre le «wokisme»: les millions de femmes violées et tuées par les hommes (qu'il ne faut évidemment pas comparer aux hommes tués par des hommes, mais aux hommes tués par des femmes.

Quand le censeur dénonce la censure

Bien sûr qu'une tragédie plus grande n'excuse PAS une tragédie plus modeste, mais elle permet tout de même d'évaluer sa place sur l'échelle de la gravité et des priorités. Le Goulag, 1984, l' Inquisition ou la Terreur n'étaient pas le fait de minorités certes bruyantes, souvent poursuivies pénalement pour leurs actes… 

Les «lynchages numériques» toujours regrettables de certaines accusations #metoo, avec présomption de culpabilité, sont de même à mettre en rapport – encore une fois, pas excusés, mais pris dans leur juste mesure – avec les véritables lynchages des esclaves noirs pendus aux arbres par les esclavagistes blancs, ou les tueries de masse actuelles de masse perpétrées par les masculinistes, racistes ou complotistes d'extrême droite. Il faut comparer les demandes «wokistes» de retirer, modifier ou commenter certains ouvrages avec les autodafés totalitaires des nazis en 1933, ou ceux des religions. 

Il est piquant finalement de relever que dans l'un de ses discours, Donald Trump fustigeait la «cancel culture» comme arme politique, en relevant qu'elle consiste à virer les gens de leur travail, faire honte aux dissidents, et exiger la soumission totale de ceux qui ne sont pas d'accord, ce qu'il caractérise comme la définition du totalitarisme (!) Quel contraste avec la véritable censure que son camp réalise effectivement contre toute mention scientifique du réchauffement climatique ou des études LGBT, la pression idéologique et financière contre certains scientifiques ou universités, les attaques contre la démocratie comme lors des émeutes du Capitole, ses tentatives de mainmise sur le pouvoir judiciaire et militaire, sa guerre contre « l'ennemi intérieur de gauche », etc. 

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Reconnaissons donc quelques excès à l'extrême gauche, mais bien loin d'un totalitarisme qui est bien plus visible et préoccupant de l'autre côté de l'échiquier politique, à l'extrême droite à qui la droite plus modérée fait parfois les yeux doux à des fins électorales
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Excès oui, totalitarisme non

Reconnaissons donc quelques excès à l'extrême gauche, mais bien loin d'un totalitarisme qui est bien plus visible et préoccupant de l'autre côté de l'échiquier politique, à l'extrême droite à qui la droite plus modérée fait parfois les yeux doux à des fins électorales. La panique morale devrait ainsi d'abord aller voir ailleurs qu'à l'extrême gauche, si le totalitarisme n'y est pas plus avancé… Peut-on dès lors parler avec Nathalie Heinich d'un «totalitarisme d'atmosphère», pour désigner un tel totalitarisme sans grand pouvoir?

Le Larousse nous dit que le totalitarisme est un «Système politique dans lequel l'Etat, au nom d'une idéologie, exerce une mainmise sur la totalité des activités individuelles , ce qui rend le concept de totalitarisme d'atmosphère quelque peu contradictoire… Ce que veut sans doute dire Heinich, c'est que toute idéologie poussée à ses extrêmes est un totalitarisme en puissance (y compris le nationalisme, l'ultra-libéralisme, la religion, etc.) s'il confisque le pouvoir, mais c'est le cas de toute idéologie.

Le « wokisme » constitue sans doute une idéologie qui peut comporter quelques excès. Mais elle est tout aussi et sans doute encore plus l'objet d'une panique morale à droite, qui voit dans ces excès un pouvoir dictatorial qui est bien loin d'exister (sauf provisoirement dans certains contextes particuliers comme dans certains campus comme Evergreen ou Science Po Paris)… 

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Tout le monde – sauf l'extrême droite – s'accorde sur le but à atteindre, la réduction de certaines inégalités, du sexisme et du racisme. (...) Les «excès» de l'extrême gauche sont sans doute un «mal» (relatif et provisoire) nécessaire à tout changement social d'une minorité face à la majorité
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Un «mal» nécessaire à tout changement

Il est également important de rappeler enfin que tout le monde – sauf l'extrême droite – s'accorde sur le but à atteindre, la réduction de certaines inégalités, du sexisme et du racisme. Ce fait illustre une autre chose à souligner à propos des «excès» d'extrême gauche: de tels excès sont sans doute un «mal» (relatif et provisoire) nécessaire à tout changement social d'une minorité face à la majorité.

Le psychologue social Serge Moscovici concluait de ses études sur l'influence des minorités que les plus efficaces à provoquer le changement chez les autres ont un style rigide et dogmatique. Des études plus récentes indiquent que des points de vue radicaux dans les domaines des droits animaux et du climat, auxquels les gens adhèrent moins que des points de vue plus modérés, avaient pourtant pour effet de rendre des points de vue plus modérés plus acceptables ensuite. D'autres études montrent également que l'activisme d'une Greta Thunberg a positivement influencé les attitudes et comportements climatiques. Toutefois, il faut souligner que d'autres études indiquent que des actions de protestation extrêmes comme bloquer des autoroutes peuvent réduire le support du public à la cause.

Quoi qu'il en soit, les féministes, les combattant·es de l'apartheid ou pour les droits civiques aux Etats-Unis, les ouvriers pour la protection sociale, etc., n'auraient jamais pu obtenir leurs droits, complètement justifiés, sans quelques « excès » militants. J'aborderai les autres reproches faites au «wokisme» – victimisation jugée excessive, «tyrannie des minorités» course à la «pureté idéologique», et «idéologisme», dans une prochaine chronique.

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