La chronique de Mauro Poggia
Les tristes leçons à tirer de l'affaire Jacques Baud

Dans sa chronique, Mauro Poggia revient sur l'affaire Jacques Baud, sanctionné par l'UE pour son «implication dans des campagnes russes de déstabilisation». Le conseiller aux Etats estime que les sanctions sont disproportionnées pour un discours nuancé sur la Russie.
Mauro Poggia déplore que les droits d'un citoyen suisse soient ignorés par le Conseil fédéral.
Mauro Poggia
Mauro PoggiaChroniqueur

Dans l’effervescence des préparatifs de Noël, cela vous a peut-être échappé. Le 15 décembre, l’Union européenne, sans que l’on connaisse exactement qui en est l’émetteur au sein de cette nébuleuse, a placé Jacques Baud, ancien fonctionnaire du Service de renseignements de la Confédération (SRC), citoyen suisse résident à Bruxelles et auteur de plusieurs ouvrages sur la Russie et l’Ukraine, régulièrement invité sur les plateaux de radios et de télévisions, sur une liste de personnes soumises à sanctions pour implication dans des «campagnes russes de déstabilisation».

Pour avoir lu et entendu Jacques Baud sur ces sujets, il est vrai que son propos a toujours été, quant aux responsabilités dans ce conflit, plus nuancé, voire à contre-courant, du discours invariable et univoque martelé par les médias, notamment de l’Hexagone, selon lesquels Poutine serait le diable en personne, et pour qui nous sommes les suivants sur son menu. 

Des propos que j’ai personnellement considérés intéressants, dans la mesure où ils incitaient à la réflexion et à la prudence, par opposition aux va-t-en-guerre qui nous demandent de nous préparer à sacrifier nos enfants.

Mais mon propos n’est pas de discuter ici de la genèse de ce conflit, ni d’analyser les thèses exprimées, et souvent bien documentées, par Jacques Baud. Je retiens qu’il n’a tué personne, qu’il n’a poussé personne à l’attentisme suicidaire ou à l’hyperactivité guerrière, et qu’il se trouve l’objet de sanctions dont les conséquences sont exorbitantes, pour avoir exprimé un discours qui ne condamne pas systématiquement la Russie en tant qu’agresseur motivé par des velléités impérialistes expansionnistes.

Une violation de la présomption d’innocence

Ainsi, le voici interdit d’entrée dans l’UE. Il y est me direz-vous! Certes, et cela signifie donc que les Accords Schengen-Dublin, pourtant signés par la Suisse, ne lui sont plus applicables. Il ne peut ainsi plus se déplacer hors de Belgique, et par conséquent rentrer en Suisse. Tous ses avoirs sont gelés, ses cartes de débit et de crédit bloquées, et quiconque viendrait à son secours serait punissable. En d’autres termes, il faut espérer que ses provisions alimentaires soient suffisantes.

Et tout ceci, sans base légale, sans audition préalable par les obscurs fonctionnaires à la manœuvre, sans implication d’un juge impartial et indépendant, sans voie de recours, sans accès au dossier, et sans possibilité de constituer un avocat. En résumé, si l’on imposait un tel traitement à un meurtrier récidiviste, la violation de sa présomption d’innocence serait à ce point flagrante qu’elle ferait immanquablement voler en éclats l’accusation, tel un château de cartes sous la bise.

Mais ici, c’est la docte UE qui s’exprime, et l’on ne parle plus de liberté d’opinion ou d’expression, de libre circulation, ou de droit de propriété. La Convention européenne des droits de l’Homme est bonne pour les autres. On serait en guerre, et les droits fondamentaux doivent être mis en sourdine. 

Et quand on entend Jean-Noël Barrot, ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, se réjouir de cette décision, on comprend d’où vient le coup-bas, et l’abysse dans lequel sombre la démocratie française, entraînant derrière elle une Union européenne invertébrée, qui court dans tous les sens telle une poule sans tête, à la recherche désespérée de valeurs morales communes.

Et c’est aux fiançailles avec cette Europe-là que l’on nous invite, sous prétexte que ce serait la voie de notre salut? Nous en reparlerons à d’autres prochaines échéances. Mais l’affaire Jacques Baud révèle pire encore, et en Suisse cette fois-ci.

Mépris du Conseil fédéral

Le 20 décembre, l’hebdomadaire «Weltwoche» interpelle notre Conseiller fédéral Beat Jans sur la situation de ce ressortissant suisse, retenu en Belgique, sans possibilité de se déplacer. Au lieu d’une réponse posée et réfléchie, c’est le rire qui accueille cette question pourtant sérieuse. Le sujet n’a même pas été abordé par le Conseil fédéral, nous apprend-il. Il est vrai que le sort de nos concitoyens à l’étranger n’est pas sa préoccupation. Pour ma part, quand je vois notre ministre de la Justice accueillir l’injustice dans la bonne humeur, cela me donne envie de pleurer.

Au niveau du Département fédéral des affaires étrangères, ce n’est pas plus glorieux. Notre conseiller fédéral Ignazio Cassis, sans doute déjà en vacances, se mure une fois de plus dans un silence, dont il espère les bienfaits. Victoire de son optimisme sur l’expérience récente de sa laborieuse élection à la vice-présidence. Cela fait longtemps désormais qu’à la tête de ce département, seules les baskets blanches de son chef de communication retiennent l’attention.

C’est donc un porte-parole que l’on entend le 23 décembre au journal télévisé nous dire que Jacques Baud sera soutenu «dans la mesure du possible». En réalité, interviewé par l’Impertinent, Jacques Baud nous apprend que ce n’est que plusieurs jours après l’annonce de ces sanctions, qu’il a reçu un appel téléphonique de l’ambassadrice de Suisse à La Haye, manifestement en service commandé, dont la seule préoccupation était de permettre au département de confirmer l’existence d’un contact avec l’intéressé. Être en contact n’est-ce pas le premier signe d’une préoccupation?

Les droits d'un citoyen piétiné

En un mot comme en cent, la Suisse fédérale accepte sans sourciller que les droits élémentaires soient piétinés par l’UE à l’égard d’un citoyen helvétique, qui ne bénéficiera d’aucun soutien politique ou diplomatique. A bon entendeur!

Cette leçon, que nous donne notre exécutif fédéral, n’a rien de remarquable. Elle est au contraire affligeante. Elle est le signe d’un aplaventrisme d’autant plus dangereux aujourd’hui, qu’il aurait été souhaitable, pour notre neutralité et pour la préservation de notre rôle de médiateur international, que les regrettables déclarations fracassantes qui ont accompagné la reprise des sanctions de l’UE contre la Russie, soient contrebalancées par une défense intransigeante de la liberté d’expression. Mais quand on veut plaire aux présumés puissants, on ne peut que se désigner faible soi-même. Et dans la configuration actuelle de notre monde, les puissants détestent les faibles, et se plaisent à les humilier davantage. Triste perspective.

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