L’affaire Depardieu, du nom de cet épisode filmé en Corée du Nord au cours duquel il rivalise de grossièreté envers les femmes, n’en finit pas d’agiter les passions, à coups de tribunes et contre- tribunes médiatiques.
Elles réunissent, d’un côté, des soutiens indéfectibles aveuglés par le rêve sépia du grand Gégé et, de l’autre, des accusateurs galvanisés par l’époque.
Il y a une forme d’aberration dans les deux camps: d'un côté, il y a l’idée selon laquelle l’acteur est si génial, que l’on ne saurait toucher à l’icône, et qu’il serait victime d’une forme de chasse aux sorcières. On ne craint visiblement pas le ridicule: «lorsque l’on s’en prend à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque », nous dit-on. Or c’est précisément le monstre sacré(ment) vulgaire qui est l’objet du courroux, pas son interprétation de Cyrano de Bergerac ou d’Obélix. C’est Gérard et sa «poutre dans le caleçon», Gérard et sa diarrhée verbale et physiologique, Gérard et ses propos dégoutants à l’égard d’une fillette, que l’on blâme. Pas les personnages qu’il a campés avec un indéniable talent.
Ces propos sont moralement intolérables et ne font pas l’honneur de la France, contrairement à ce qu’a soutenu Emmanuel Macron. Ils font le déshonneur de Gérard Depardieu, tout grand acteur qu’il soit ou ait été. Mais, à cet égard, la décision de ne plus diffuser de films dans lesquels il tient l’affiche est malheureuse et témoigne d’une trop grande sensibilité à ce qui est vu comme l’air du temps. Elle ne saurait toutefois servir de prétexte à une charge, un peu facile, contre le diffuseur de service public, dans le contexte de l’initiative destinée à déplumer la SSR.
Présomption d’innocence agitée là où elle n’a pas de sens
L’ennui, c’est que de l’autre côté de la salle, le discours n’est pas beaucoup plus brillant. Après avoir rappelé des évidences imparables, «Lorsqu’on s’en prend à Depardieu, ce serait à l’art que l’on s’en prendrait! Comme si Depardieu représentait l’art en France. Comme si le statut d’artiste ou le talent justifiait un traitement singulier», on glisse lentement vers des pentes abruptes: «Comme toujours dans les affaires de violences sexistes et sexuelles à l’égard des femmes, la présomption d’innocence pour l’agresseur sonne comme une 'présomption de mensonge' pour les femmes qui témoignent contre lui». En premier lieu, la tribune introduit la notion de présomption d’innocence dans un lieu où elle n’a pas de sens: les paroles et comportements de Gérard Depardieu en Corée sont.
À ce titre, ils n’ont pas à être examinés à l’aune du doute. En réalité, l’évocation de la présomption d’innocence est ici spécieuse puisqu’elle brouille les frontières entre les affaires judiciaires (des plaintes pour viols dont la justice aura à connaître) et l’affaire coréenne. S’il s’agit bien du même homme, les deux doivent être traités de manière séparée. Et l’on ne saurait de la seconde tirer des arguments pour la première: on peut être un goujat sans avoir violé. Et on peut être un goujat et avoir violé. De cela, personne ne sait rien encore; il faut donc s’abstenir et laisser la justice être dite. Dans ce contexte, soutenir que la présomption d’innocence sonne comme une présomption de mensonges pour les femmes qui témoignent contre Gérard Depardieu est un dangereux sophisme: si une personne est poursuivie par la justice, elle bénéficie d’une présomption d’innocence totale. Il s’agit d’un principe intangible et fondateur de nos sociétés démocratiques.
Il est bien dangereux de vouloir, opportunément, s’en écarter au motif qu’il serait nécessaire de croire, mécaniquement, les plaignantes ou les témoins. La présomption d’innocence et la vérité judiciaire sont les deux faces d’une même pièce. Or, comment pourrait-on respecter la présomption d’innocence en ne soumettant pas à l’examen la parole des plaignantes et des témoins? À cet égard, le #onvouscroit, sous couvert de progressisme, ne représente ni plus ni moins que l’émergence d’une présomption de culpabilité, qui est l’apanage des seules dictatures, fussent-elles bienpensantes.