Vitales ou chiantes à mourir?
La carte sert-elle encore à quelque chose? Des chefs s'expriment

Feuille de route rassurante pour certains, carcan monotone pour d’autres. Les restaurateurs entretiennent une relation particulière avec leur carte. Quelques chefs font même le pari de s’en libérer totalement.
Publié: 07.04.2023 à 18:39 heures
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Depuis que le chef valaisan Damien Germanier (en médaillon) a abandonné sa carte, il se dit libéré. Et il s'est mis à la plongée on dirait.
Photo: Shutterstock /DR
Tiphaine Thuillier

Depuis qu’il a renoncé à la carte dans son restaurant une étoile de Sion, le chef Damien Germanier se sent «plus libre». Exit, les propositions d’entrées, plats, desserts standardisés. Adieu le coup de stress pour avoir les quantités suffisantes d’un même plat ou au contraire, la crainte de ne pas écouler les trente portions de turbot préparées le matin.

Désormais, le client qui réserve une table accepte de déguster un menu unique concocté par le maître des lieux. Les intolérances et dégoûts alimentaires sont évidemment pris en compte – pas de risque de devoir avaler une tête de veau si la simple idée vous révulse – mais le client se laisse embarquer dans un voyage culinaire.

La carte? Quelle carte?

«Je suis sorti des clous en abandonnant la carte, explique Damien Germanier. J’ai d’ailleurs perdu des clients, car certains ne voulaient pas se laisser imposer les plats ni manger un menu complet, mais c’est le jeu. A l’inverse, je pense avoir gagné d’autres profils de gourmets, des gens plus curieux.»

En modifiant son offre, Damien Germanier se félicite d’avoir divisé ses déchets par cinq. «Ce système me permet de mieux gérer mes produits, souligne-t-il. Il y a moins de pertes, car on achète frais et on utilise tout. Il n’est pas question pour moi de congeler. Je me laisse aussi guider par mes fournisseurs. Quand tu annonces un filet de bœuf sur la carte, tu ne peux pas servir de la bavette à tes clients. Avec le menu du chef, je peux décliner des variations quasiment pour chaque table.»

Damien Germanier assure qu’il a toujours été «ennuyé» par la carte: «Les portions ne sont pas les mêmes. Or, la personne qui prend un plat en direct doit être rassasiée. Et moi je n’ai pas conçu mon plat comme ça. Je l’envisage comme un élément parmi d’autres.»

La même carte depuis dix ans

A l’Auberge de Saviese, située dans le quartier des Pâquis, on fait absolument l’inverse. La carte, consultable en ligne sur le site du restaurant, n’a guère bougé depuis une bonne dizaine d’années. Pour Guillaume Rozier, le directeur adjoint de l'établissement, ce n’est pas un problème. Au contraire. «Le restaurant a 70 ans, explique le jeune homme. C’est une référence pour plein de gens. Nous nous sommes spécialisés dans les plats fromagers, les fondues et les grands classiques suisses comme l’émincé zurichois et les röstis maison. C’est ce que les gens veulent manger donc à quoi bon changer?». La fondue moitié-moitié, par exemple, a le même dosage et les mêmes produits depuis quinze ans. Une valeur sûre que rien ne pourra ébranler. Mais le choix d’une carte fixe a aussi des avantages logistiques.

Pour assurer les 110 couverts que compte le restaurant avec une petite cuisine, il faut se concentrer sur l’essentiel. «On n’a pas besoin de revoir la liste des courses toutes les semaines, se réjouit Guillaume. Les dix personnes de l’équipe savent quoi faire, tout est prévu et anticipé et on n’a pas de mauvaises surprises.» La carte a tout de même subi un ou deux petits changements récents comme le retrait des lasagnes. «On s’est dit qu’on n’avait pas une valeur ajoutée incroyable sur ce plat, que ça nécessitait pas mal de mise en place, une cuisson toujours constante pour au final peu de ventes donc on a renoncé», analyse Guillaume Rozier.

Une carte flexible

Au Café Demi-Lune à Genève, Jérémy Schambacher a opté pour un entre-deux, mélange de carte fixe et de nouveautés saisonnières. Le jeune cuisinier supervise l'établissement réputé pour ses burgers. Sans surprise, ils ne bougeront jamais de la carte. «Ce sont des classiques qui représentent presque 40% de nos ventes», souligne-t-il. En revanche, à chaque changement de saison, les entrées et les plats sont modifiés pour tenir compte des produits du moment. «Dans quelques jours, j'introduirai la carte de printemps et il y aura évidemment des asperges, des fèves, des petits pois, de l’agneau. Il y aura aussi quelques plats en suggestion du jour en fonction de ce que me proposeront les fournisseurs», confie le chef, qui juge essentiel de toiletter la carte régulièrement pour que «les équipes ne s’ennuient pas».

Mais ce vent de nouveauté dans les cuisines ne va pas sans quelques heurts. «Il faut en moyenne deux semaines pour que tout le monde prenne ses marques et que ça roule en cuisine», confie Jérémy. Sans compter le travail en amont pour identifier les produits, imaginer les recettes, les ajuster, trouver le bon tarif pour chaque plat et faire déguster l’équipe en salle. «Ce serait plus simple de faire toujours la même chose, se marre Jérémy qui pense déjà à sa carte d’été prévue pour le mois de juin. Mais je crois que ça me lasserait vite et ce n’est pas ma conception du métier.»

Mais il faut parfois faire avec certains incontournables locaux. Alors il déploie sa touche personnelle en retravaillant des produits vus et revus. «Prenez la perche, lâche-t-il. On en voit et on en mange partout dans le coin, mais moi j’ai décidé de la préparer autrement, façon thaï avec une mayonnaise au curry, du soja, des cacahuètes.» Histoire de ne pas proposer une énième perche meunière…


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