Nouvelle tendance healthy food que l’on voit fleurir à chaque coin de rue depuis quelques années, le poké bowl est le plat idéal de l’été. Originaire d’Hawaï, il mélange traditionnellement du poisson cru et des produits frais disponibles à portée de main, puis a fusionné avec la cuisine japonaise qui y a ajouté du riz, de l’avocat et de la mangue.
Le poké a rapidement envahi la scène culinaire européenne, et la Suisse n’est pas en reste: rien qu’entre Lausanne et Genève, on retrouve déjà une vingtaine d’adresses où déguster ce repas rapide mais très sain. Selon Lukas Streich, manager chez le service de livraison JustEat.ch, la popularité des poké bowls a explosé pendant la crise sanitaire: «Pendant l'année 2020 et le premier confinement, nous avons constaté une croissance de plus de 1000% dans la commande des bowls. Et la Suisse romande commande trois fois plus de bowls que la Suisse alémanique!» Cette croissance a encore augmenté de plus de 90% en 2021 et encore à ce jour, on constate une augmentation de plus de 70% dans les commandes.
Comme avec tout ce qui est à la mode, vous vous en doutez, il y a un mais: si on étudie un peu plus en profondeur les ingrédients qui composent habituellement les «poké», niveau empreinte écologique, c’est pas terrible.
Si on prend l’exemple de l’avocat, produit phare de la nouvelle tendance healthy dont 19'000 tonnes ont été importées en Suisse en 2021 contre à peine 6000 en 2010, on constate immédiatement l’étendue des dégâts. Ce fruit pose de graves problèmes au niveau environnemental dans les régions où il est cultivé à cause de son besoin en eau, notamment au Chili, au Pérou et en Espagne. Les importations croissantes augmentent également naturellement les émissions carbones dues à son transport jusqu’en Suisse. Si les poké bowls ne sont de loin pas les seuls coupables de cette augmentation, leur gain de popularité ne contribue pas à calmer le jeu.
Le même problème ou presque se pose avec d’autres composants des bowls tels que la mangue ou même les protéines comme le saumon et le thon, des espèces mises en danger par la pêche intensive.
Plaisir non coupable
C’est dans un souci d’écologie et pour remédier au dilemme éthique entre planète et poké que Marc-Antoine Burgener a fondé Le Spot fin 2019. Passionné de surf et de voyages, il goûte ce plat dans son environnement d’origine et a directement envie de l’importer à Lausanne: «C’est vite devenu populaire: très bon, très sain, très complet mais quand même léger: ce plat a tous les avantages.»
Mais pour lui, pas question de renier ses valeurs écologiques en gardant les ingrédients tels quels. Il veut remanier la recette pour faire un poké bowl «à la suisse», qui varie selon les saisons et qui, surtout, ne contribue pas à une catastrophe environnementale. «Quand tu manges ce plat en voyage et que tu as pêché toi-même le poisson qui est dedans, le plat fait sens. En Suisse, beaucoup moins! On a donc voulu lui redonner une logique.»
Et pour séduire la clientèle, Le Spot mise sur la qualité de ses produits. Au menu: des protéines comme du saumon des Grisons préparé avec soin suivant une recette secrète, du pulled pork végétal suisse, du tofu de Fribourg ou encore du seitan confectionné sur place. Côté «base», on y trouve le riz habituel aussi en version riz noir et pour ceux qui veulent quelque chose de plus original, du quinoa suisse est également à disposition. Au niveau des légumes, le choix est plus restreint que chez les concurrents: il faut respecter non seulement un approvisionnement local mais également les saisons. Nous y retrouvons donc de la betterave, des carottes, des épinards ou encore des radis et du panais. «En été, c’est encore plus sympa, on ajoute les tomates, les concombres… ça donne plus de choix». Un travail énorme est également fourni du côté des textures, qu’ils savent moins variées: «Pour garder le côté crémeux de l’avocat qui peut manquer aux clients, nous cherchons des solutions, comme un houmous de betterave onctueux qui rappelle un peu cette texture».
Interrogé sur ses concurrents, il répond à demi-mots: «en tant que commerce, nous avons une responsabilité. Je trouve dommage de ne pas essayer de réinventer ce plat pour avoir un impact positif.»
Et chez les géants d’à côté
Contacté, un responsable de chez Planet Bowl, un des leaders de ce secteur à Lausanne, défend son enseigne: «nous travaillons quand même avec un maximum de produits suisses. Le poulet est suisse, nous prenons nos légumes dans la région, nous proposons des thés froids suisses.»
Niveau poisson, leur saumon vient de Norvège, car apparemment impossible à trouver en Suisse. En ce qui concerne les fruits, il est réaliste: «Forcément, on propose des fruits exotiques et on travaille toute l’année donc on est obligés de commander ailleurs.» À part ces petits hics, ils tentent de travailler des produits bruts dans leurs cuisines pour ne pas acheter leurs garnitures toutes faites. «Vous savez, on a un peu le monopole du poké sur Lausanne, car le client remarque quand les produits sont frais».
Il n’empêche que pour deux jours, il leur faut une vingtaine de filets de saumon et 2 caisses de légumes, pas tout de saison. Un sacré trafic pour le leader des bowls, qui pointe du doigt d’autres restaurants de la place: «beaucoup de nos concurrents travaillent avec des produits tout prêts qui arrivent sous vide la nuit et qu’il leur suffit de balancer dans la vitrine le jour suivant.»
La mode des poké bowls comporte donc le risque d'augmenter leur impact écologique. Cette augmentation alimente une tendance complètement à l’opposé de celle du Spot. Mais leurs bowls moins exotiques et plus écologiques sont-ils vraiment des poké bowls? Les ingrédients importent finalement peu; le but initial du bowl, c’est de préparer rapidement de quoi se nourrir avec des ingrédients healthy qu’on a sous la main, sans se prendre la tête. Et dans ce sens-là, Le Spot fait des bowls encore plus poké que ses semblables.