«Aïe!» «Oh, navrée, ce tiroir surprend beaucoup nos convives…» Le tiroir légèrement ouvert qui vient de me rentrer dans la cuisse révèle, délicatement rangés, cuillères, fourchettes et couteaux à poisson. Plus de peur que de mal toutefois, en m’asseyant sur la confortable banquette crème de l’Auberge de Lucinges, en Haute-Savoie, à une petite demi-heure de route de la frontière genevoise.
Responsable de salle de la table récemment étoilée et compagne du chef Benjamin Breton, Mallaury Girod explique: «L’idée, c’est que nos convives puissent changer de couverts à leur guise. Ainsi, nous ne les dérangeons plus sept fois durant la soirée, et accessoirement, nous nous évitons des kilomètres et du temps.» Intelligent.
Viré un mois après sa première étoile
Penser les détails, prendre soin de ses hôtes et de son équipe, sortir des sentiers battus, voilà un bon résumé de l’impressionnant Benjamin Breton, le chef de cette charmante Auberge de Lucinges. Une auberge située sur une petite place de village, à deux pas d’une piste de pétanque animée, de l’église et de la boulangerie. L’établissement est né en 2021 de l’impulsion du chef et de son acolyte Pierre Lelièvre, avec qui il avait mené le Fiskebar, restaurant genevois à la voûte étoilée. Impressionnant de maturité, Benjamin me reçoit décontracté, en jean, sweat-shirt vert à capuche et barbe de six jours, sur la terrasse de son restaurant.
Devant nous, un sublime coucher de soleil sur la Genève urbaine me remémore que j’ai de la chance de pouvoir passer trois quarts d’heure avec lui, car depuis le lundi 18 mars 2024, il croule sous les messages et les demandes d’interviews. La raison? Le tout juste trentenaire a reçu, une dizaine de mois après l’ouverture de sa table gastronomique, sa seconde étoile Michelin lors de la cérémonie annuelle donnée cette année à Tours (FR). Seconde, car il en avait déjà reçu une en janvier 2020 lorsqu’il officiait au Fiskebar, le restaurant du Ritz-Carlton, à Genève. Viré un mois plus tard, il n’a «pas tant pu en profiter» mais s’est lancé corps et âme dans le projet Lucinges. Pour notre plus grand bonheur.
Manger devant un demi-cochon ou des poissons suspendus
À table, je déguste un beurre fait maison (mais pas salé, paradoxal pour un «Breton»…) et des abats que je découvre mixés et pochés sur une brioche toastée, en accompagnement d’un pigeon à la cuisson maîtrisée. Vêtu d’une fine tranche de burrata crémeuse et de généreuses lamelles de truffe, il se présente sur l’assiette encore avec sa patte. Tout comme pour les autres produits, le travail des bêtes est fait de la queue à la tête. «Nous recevons les animaux entiers et nous les sublimons entièrement, que ce soient les os dans des bouillons ou des jus, les bons morceaux ou les abats», continue le jeune homme, heureux comme un enfant lorsqu’il parle de sa cuisine. Le gras de porc, lui, est servi comme un beurre, à tartiner sur ce puissant pain au levain, en accompagnement de ces trois assiettes de «charcutruite».
La charcuterie de poisson? Un exemple de l’audace du chef, qui fait maturer ses truites, confectionne des saucisses de poissons et revisite le pâté avec une truite confite apprêtée avec des pickles d’oignons, des feuilles de câpres et de petites lamelles de cornichon. «J’aimerais beaucoup installer des caves de maturation en salle, reprend Benjamin Breton. Ôter cette banquette sur laquelle tu es assis et placer des frigos dans lesquels nos clientes et clients pourraient voir la réalité de ce qu’ils mangent. Car on a déjà replacé le produit au cœur de l’assiette, ça aurait du sens de le replacer au cœur de la salle.» Manger devant un demi-cochon, ça vous parle?
Revenons à nos moutons et n’oublions pas de mentionner la croustillante tartelette de veau et sa sauce César, surmontée de caviar, ainsi que le tartare de St-Jacques presque crémeux, marié à une gelée de dashi et un peu de caviar. À table, on ajoute une cuillère de beurre noisette, suave duvet à la saveur entêtante.
Ce méli-mélo de saveurs, ces pics d’amertume, de gras, de sel, d’acidité, surviennent ci et là au fil du repas, surprennent et déroutent. «Lorsque j’étais plus jeune, je souhaitais élever l’intensité du menu au fil du temps, que ça aille crescendo», explique Benjamin.
Le Bistrot de Madeleine, ou l’excellence de la cuisine française
À Lucinges, il y a l’Auberge gastronomique, mais il y a aussi le Bistrot de Madeleine, porté par Benjamin et son équipe, et situé sur la gauche du même bâtiment. Deux salles, une identité. «Beaucoup de clients viennent une première fois au bistrot, voient le gastro et y réservent par curiosité, explique le chef. C’est une formidable porte d’entrée pour faire découvrir notre univers!»
Le Bistrot de Madeleine, ouvert du jeudi au dimanche, est l’antre de cette fameuse gourmandise bistrotière française. Pâté en croûte de cochon et de boudin noir, ciselé de bœuf, glace moutarde et pomme paille, flatbread au lard de cochon et pecorino… Une simplicité vêtue d’une certaine fantaisie, une identité culinaire portée en étendard par le chef récemment élu «Grand de demain» par le GaultMillau France.
«Je suis passionné de femmes et d’hommes»
L’idée de la cuisine comme véritable symbole de partage, amie de moments festifs ou chagrins, mais toujours comme fondement de liens entre humains, Benjamin l’a apprise aux côtés notamment de Ludovic Laurenti, ancien chef de La Maison d’à côté, à Montlivault (Loire, France). «J’ai passé quatre années fantastiques chez cet homme, se souvient-il avec émotion. Il m’a appris les techniques de cuisine et le souci du détail, bien sûr, mais aussi et surtout l’importance de l’intention que l’on porte aux choses. J’ai appris à me poser la question de pourquoi je cuisinais. L’envie de faire plaisir aux autres à travers une assiette est la plus forte.» Et ça se ressent en s’asseyant à ces fameuses tables à tiroir, dénudées de toute nappe qui rendrait l’expérience trop ostentatoire aux yeux du chef et de son équipe.
On se dirige alors vers la fin du repas: le pré-dessert marie élégamment pamplemousse et trévise, et est suivi du «tiramisky», une sorte de tiramisu au… whisky («J’espère que vous n’êtes pas italiens», glisse malicieusement Mallaury aux convives de la table d’à côté). Je termine par un riz au lait servi dans un petit poêlon vintage, à déposer sur une quenelle de glace au topinambour. J’aimerais ne jamais partir d’ici, mais la réalité me rattrape au moment où je me rappelle que je dois écrire ce portrait. Par quoi vais-je bien débuter, me demandai-je au moment où je me lève… «Aïe!»