J'ai récemment eu l’occasion de partager un repas exceptionnel entre collègues. Dans un restaurant gastronomique? Pas du tout. La particularité de ce repas, c’est que nous l’avions préparé ensemble. Il faut dire aussi que nous avons la chance d’avoir une cuisine équipée dans les locaux de notre bureau. Le menu n’avait rien d’extraordinaire. Notre cheffe avait apporté une salade, quelques légumes racines, un pesto d’ail des ours et des pâtes (il y a plusieurs végétariens dans notre équipe).
Un repas presque improvisé
Ce qui m’a frappée, c’est la rapidité et la fluidité avec lesquelles nous avons transformé tout cela en repas. Quelques instants plus tôt, nous étions en salle de réunion, en train de discuter processus et stratégies, les yeux rivés sur nos écrans. Et là, pour la pause, nous nous retrouvions devant nos ingrédients à imaginer ensemble ce que nous allions pouvoir en faire. Il est vrai qu’il y a quelques passionnés de cuisine parmi nous et que nous aimons tous manger. Découper les légumes en cubes, préparer la salade, prévoir les assaisonnements, cuire les pâtes, mettre la table: chacun a trouvé son rôle presque naturellement, dans un mélange d’action et de concertation.
Quarante minutes plus tard, nous étions attablés devant une salade de trévise à la poire (merci à M. d’avoir sacrifié la poire de sa collation!), des légumes rôtis aux épices et des fusillis au pesto. Nous avons pris le temps d’apprécier ce que nous venions de cuisiner, tout en continuant à échanger. Puis les sujets dont nous avions parlé en réunion ont à nouveau fait surface et la discussion a repris une tournure plus professionnelle. Mais avec une énergie différente. Certains masques étaient tombés.
Être convives, c’est «vivre ensemble»
Pourquoi je vous raconte tout ça? Non pas pour vous dire que j’ai des collègues formidables et que nous formons une excellente équipe, mais parce que cette expérience m’a beaucoup marquée – et aussi questionnée. On sait depuis toujours que le repas est un «liant social» particulièrement efficace. C’est tout l’enjeu du fameux repas d’affaires. La table est censée faciliter les négociations délicates, la bonne chère permet de détendre l’atmosphère. Dans le même ordre d’idée, les rencontres ou les sommets diplomatiques comportent toujours un repas en commun. À table au moins, les convives sont bien obligés de s’entendre: «convives», qui vient du verbe latin convivere, signifie littéralement «vivre ensemble»!
Mais là, il s’agissait plutôt de ce qui s’était joué avant le repas. «Mettre les gens ensemble dans une cuisine permet de révéler la situation d’une équipe», explique Brigitte Streiff, conceptrice de team-buildings culinaires. «C’est un outil très utile pour les entreprises.» La cuisine est une activité agréable où les gens oublient qu’ils travaillent ensemble à titre professionnel. En mettant «la main à la pâte», ils font appel à leurs sens et à leur bon sens, des aspects souvent négligés dans le cadre professionnel.
Mieux que «Top Chef»
Les offres de cours de cuisine et autres ateliers culinaires destinés aux entreprises se sont d’ailleurs multipliées ces dernières années. C’est un peu la version 2.0 du simple repas d’entreprise: l’expérience de la convivialité commence déjà en préparant le repas. Il existe même des formules «Top chef» ou «Masterchef» sur mesure, pour les équipes qui souhaitent se challenger comme à la télé. Mais là, on peut se demander s’il s’agit encore de cuisiner ensemble – c’est plutôt chacun pour soi et que le meilleur gagne…
L’approche du team-building culinaire, quant à elle, est un peu différente. Son but Construire une équipe, en misant sur la collaboration (et non la compétition !), l’esprit de cohésion et surtout la communication. «Il m’arrive d’avoir des équipes qui n’arrivent même plus à se parler», raconte Brigitte Streiff. «Cuisiner ensemble est un levier puissant pour leur réapprendre à aimer travailler ensemble.
Un scénario culinaire
Concrètement, ça se passe comment? Le team-building culinaire reproduit la situation d’une équipe dans son cadre professionnel. Il y a un objectif commun: créer un repas, à partir des ressources que sont les ingrédients, le matériel et bien sûr les participants eux-mêmes. «Dans un premier temps, nous identifions le besoin avec l’entreprise», indique Brigitte Streiff. Il peut s’agir de débloquer un conflit, de travailler sur le leadership ou la flexibilité, et bien sûr de renforcer la cohésion. En fonction de la problématique, l’animatrice du team-building conçoit un scénario culinaire adapté.
Le jour J, l’équipe a deux heures pour préparer une entrée, un plat et un dessert. Elle reçoit un brief, des recettes et des ingrédients. Chacun ensuite rejoint son poste. Selon le scénario, de petits défis viennent « épicer » la réalisation du repas : un ingrédient qui manque, une réorganisation d’équipe inopinée ou une mission de dernière minute, comme un projet de décoration de table… Lors d’une séance avec une équipe qui avait du mal à communiquer, l’animatrice avait par exemple prévu, pour un même repas, sept préparations à cuire au four… alors qu’il n’y avait qu’un seul four. Pour le coup, les participants ont été bien obligés de se concerter !
Les personnes qui savent cuisiner ne sont-elles pas avantagées? « Il ne s’agit pas d’une performance gastronomique », insiste Brigitte Streiff. « Je ne dis jamais à quelqu’un que ce qu’il est en train de faire est raté. J’interviens en posant plutôt des questions. Tout l’enjeu de cette démarche est d’apprendre à faire équipe, l’essentiel étant de communiquer pour mieux collaborer. » Il est vrai que, quand on a le nez dans une recette, parvenir à communiquer peut représenter un défi même pour un cuisinier averti.
En deux heures, vraiment?
Désamorcer une situation, apprendre à communiquer, mieux collaborer, relever des défis, faire preuve de flexibilité… Est-il vraiment possible de développer toutes ces compétences en cuisinant ensemble pendant deux heures? «Pour moi, un team-building culinaire implique nécessairement un débriefing», répond Brigitte Streiff. «L’exercice ne sert pas à grand-chose si l’on ne revient pas dessus afin de faire réfléchir les participants.»
C’est la raison pour laquelle elle travaille toujours main dans la main avec un coach ou le responsable des ressources humaines de l’entreprise. «Un team-building culinaire, à lui tout seul, ne permettra jamais de résoudre des conflits ou de trouver des solutions. Il sert à avant tout à débloquer des situations.» D’où l’importance de consacrer du temps au débriefing, qui se déroule en général après le repas.
Justement, le repas, dans tout ça? «Franchement, il est toujours bon!», constate Brigitte Streiff. «Parmi tous les team-buildings que j’ai pu animer, il y en a eu un seul où l’entrée et le dessert n’étaient pas bons. Il s’agissait d’un mandat avec un cabinet d’avocats. Chacun d’entre eux a travaillé de son côté sans parvenir à coopérer. Mais, lors du débriefing, ils ont ensuite reconnu eux-mêmes qu’ils avaient fait «tout faux"!»