C’est une histoire d’affinités. Puis, finalement, d’amitié. De celles qui poussent deux hommes, un boucher fribourgeois, membre de la direction chez Suter Viandes et directeur de la Boucherie du Palais à Genève, et un paysan vaudois perché sur les hauts de la Riviera, à se réunir pour créer un concept encore inédit en Suisse romande: un endroit où se régaler de viande de bœuf élevée sur place lors de quatre événements, un par saison, organisés au cœur même de l’étable, les pieds dans la paille.
Chez Mathieu Balsiger et Blaise Corminboeuf (ça ne s’invente pas), on aime la simplicité. La preuve, le nom de leur restaurant éphémère n’est pas à chercher dans les origines lointaines de l’élevage. Mais tout simplement du côté du code postal du territoire de la veveyse sur lequel est implanté la ferme de Mathieu. Une trouvaille tout sauf originale qui fait bien rigoler les deux amis lorsqu’on les charrie un brin sur la banalité de ce choix. Pas de complexes, ni chichis ni artifices pour faire mousser l'histoire; ici le but n’est pas d’exploiter à fond un fumeux concept marketing: A la Ferme 1806, on érige la simplicité en art de vivre. Et de consommer. On sert du bon, du local avec le sourire et parfois en musique. Point barre.
Miss Limousin est une grosse vache
Comme nombre de bonnes idées, c'est de l’ennui durant le confinement, et autour d’un verre de Chasselas vaudois, qu’est venue l’occasion pour les deux amis de cogiter ensemble sur ce projet.
Installé à Saint-Légier La Chiésaz dans l’exploitation familiale créé par son papa, quand son arrière-grand-père, lui, dirigeait un cheptel de mille vaches à Rougemont dans le Pays-d’Enhaut, Mathieu est la quatrième génération de Balsiger à vivre de la terre en exploitant, sur 46 hectares, bétail, céréales, maïs et fourrage pour nourrir ses bêtes. Ses aïeux veillaient sur des vaches laitières, mais lui décide assez vite d’en finir avec cet élevage de moins en moins rentable et de miser sur les races à viande. Et plus particulièrement sur la Limousine, une espèce rustique venue de la région du même nom en France, dont il possède désormais environ deux cents têtes.
«J’aime cette race parce que ce sont de belles vaches, avec une jolie robe, des yeux cerclés de blanc qui leur donne l’air d’être maquillées. Ensuite, c’est une race calme, paisible, facile à élever.» Des qualités également soulignées par Blaise qui y ajoute quelques notes gustatives: «La Limousine est une race parfaite, qui a un bon rendement. Sa viande a un bon goût de viande rouge et le ratio graisse est équilibré. Ce sont des vaches qui passent une moitié de l’année dehors à l’alpage et qui s'adaptent très bien. Elles sont douces et jolies et le troupeau de Mathieu est vraiment paisible. Et ça, c’est important. On peut juger de la qualité de la viande au confort des bêtes.»
Rassemblées encore quelques jours avant la montée à l'alpage dans les bâtiments de la ferme, les jolies rouquines, vaquant librement dans les allées avec leurs veaux, affichent en effet une parfaite placidité, levant à peine la tête à l’appel de leurs noms, que Mathieu connaît par cœur. Avant leur transhumance vers leur résidence d’été, située à un jet de pierre d’ici, sur soixante hectares de terre dont l’agriculteur est locataire aux Pléiades, les bovines broutent lentement le fourrage mis à leur disposition: «Outre le bétail, je cultive des céréales, du maïs et de l’herbe pour nourrir mes bêtes. Et cela fait dix ans que j’ai presque totalement abandonné les produits chimiques.» Une exploitation à taille humaine, des vaches qui passent la moitié de l’année dehors, une alimentation saine produite sur place… de bonnes conditions d’élevage qui ne font toutefois pas oublier la destination finale de ces animaux: l’assiette.
Du museau à la queue
A l’heure où manger de la viande est souvent pointé du doigt pour des raisons écologiques ou animalistes, les éleveurs ont parfois du mal à mettre en avant leur travail: «La Ferme 1806, c’est aussi une manière de briser un peu cette fracture ville-campagne, informer sur ce secteur d’activité que les gens connaissent mal. Ici, on travaille en circuit court, dans un rayon de quinze kilomètres. On respecte la nature et les animaux. Si un jour je devais en arriver à un élevage intensif dans lequel la qualité de vie des animaux n’est pas respectée, j'arrêterais tout de suite ce métier», explique Mathieu Balsiger, qui est aussi député au Grand Conseil vaudois.
Quelques bottes de paille, des copeaux de bois, une déco simple… Les repas sont servis directement à côté de l'étable, derrière une vitre donnant sur les deux mascottes de l’exploitation, Svetlana et son bébé Yok-yok, uniques représentants de la race Angus Highland de la Ferme 1806.
Le service n'a lieu que quatre fois par année pour des convives qui aiment la bonne chère, comme l’explique Blaise Corminboeuf, longtemps responsable des grandes tables chez Suter Viandes et nouvellement Maisonneur à la Confrérie du Guillon: «Nous commençons au printemps avec le bouilli de bœuf, ou le pot-au-feu si vous préférez, composé d'une multitude de savoureux morceaux de bœuf, d'os à moelle fondants et servi à volonté. En été, ce sont les côtes de bœuf grillées au brasero accompagnées des légumes du potager de la ferme et de beurre à l’ail maison. En automne, on profite de pouvoir se fournir en viande de porc de chez Valentin Chappuis à Lussery-Villard pour la choucroute géante garnie, et enfin, en hiver, c’est fondue chinoise avec la délicieuse viande de bœuf de Blaise de la Ferme, des morceaux de rumsteck bien fondants plongés dans un bouillon corsé au vin rouge vaudois.»
Bête utilisée «du museau à la queue », vins des vignerons du coin et musique jouée par un ami les soirs d’été sous les lumignons… Les soirées à la Ferme 1806 de ce duo d’ambassadeurs de la bonne viande et du bien-vivre sont toujours un succès!