Les fondations communes de prévoyance qui veulent croître trop vite, en acceptant beaucoup de nouveaux assurés, le font aux dépens des assurés existants. C’est la mise en garde émise par deux experts en prévoyance qui ont requis l’anonymat. «On peut penser que la croissance, pour une fondation commune, est une chose positive, mais ça ne l’est pas, car les assurés existants se font ratiboiser au niveau des intérêts», commente l’un d’eux. Ainsi, cela se passe un peu comme pour les caisses maladie qui attirent trop de clients en raison de leurs primes avantageuses, puis qui, victimes de leur succès, finissent par augmenter les primes, aux dépens des premiers arrivés.
Moins de rémunération
Examinons de plus près pourquoi, selon ces deux experts, la situation des assurés existants d’une fondation de prévoyance se détériore quand celle-ci croît trop vite. En bref: parce que les nouveaux assurés viennent souvent avec un degré de couverture plus bas que celui de la caisse qui les accueille, ce qui «dilue» les assurés existants. En d’autres termes, s’ils viennent de caisses dont les réserves pour fluctuation de valeur sont plus faibles, cela péjore les réserves de la caisse où ils arrivent. Exemple: une caisse qui a 110% de taux de couverture, et qui accueille des assurés avec des réserves de 100, finira avec 105% de taux de couverture. C’est ainsi qu’on dilue les réserves.
Conséquence, la rémunération des avoirs baisse. En effet, reconstituer les réserves se fait aux dépens de la distribution des intérêts. Quand la caisse était à 110% de degré de couverture, elle distribuait un certain taux d’intérêt. Lorsqu’elle descend à 105%, elle distribue moins d’intérêts afin de consacrer le reste aux réserves. Ce sont donc les assurés antérieurs qui, d’une certaine manière, financent cette évolution. Le graphique ci-dessous, compilé par les deux experts, analyse 14 fondations communes suisses, et montre qu’entre 2017 et 2021, tendanciellement, la croissance a été inversement proportionnelle au crédit d’intérêt versé sur les avoirs des assurés.
Deux fondations genevoises illustrent le problème
Nos experts calculent que la croissance d’une fondation comme La Collective de prévoyance – COPRÉ a atteint 20% par an entre 2016 et 2021. La Fondation Patrimonia, quant à elle, a cru à un rythme de 30% par an sur la même période. En comparaison, la moyenne suisse pour la croissance des institutions de prévoyance s’est établie à 10%. Ces deux fondations genevoises ont accepté plus de nouveaux assurés que la moyenne. Et cette croissance aurait, toujours selon nos deux experts, «occasionné un manque à gagner pour leurs affiliés existants». Ils chiffrent ce manque à gagner à 400 millions de francs pour les 40 à 50'000 affiliés existants des deux institutions. Une somme qui représente les intérêts plus élevés qui auraient été versés par ces deux fondations s’il n’y avait pas eu dilution et que les taux de couverture avaient été préservés ou avaient augmenté.
Autre exemple, la fondation Business Invest de Swiss Life a aussi connu une forte croissance, de 40% par an, et s’est trouvée en sous-couverture de 95%. «Les assurés existants n’ont pas reçu beaucoup d’intérêts, et ce sont eux, en ce sens, qui doivent payer l’assainissement.» A titre de contre-exemple, les deux experts citent des fondations communes comme le Fonds interprofessionnel de prévoyance (FIP) du Centre patronal vaudois (Paudex) et la CIEPP (basée à Genève), qui grandissent peu, et dont la situation est meilleure, tout comme l’institution zurichoise Profond qui fait également mieux que COPRÉ, car elle a eu moins de croissance et distribue davantage.
«Difficilement planifiable» et «faux problème»
Pour savoir ce qu’en pensent d’autres spécialistes, nous avons consulté Laura Saïd, actuaire indépendante, spécialisée en prévoyance professionnelle chez Finalta, et directrice opérationnelle à l’ESPP (Ecole supérieure en prévoyance professionnelle): «La dilution fait partie des formes de redistribution très peu souvent évoquées dans la prévoyance professionnelle, répond-elle. Il s’agit pourtant d’un phénomène connu des institutions de prévoyance, qui a pris, pour certaines d’entre elles, une ampleur inattendue au cours des dernières années. À leur décharge, la proportion des demandes d'offres qui se matérialisent en nouvelles affiliations est difficilement planifiable. Certaines institutions de prévoyance ont déjà renforcé leurs critères d’acceptation à l’entrée. Ce dernier point pourrait d’ailleurs entraîner d’autres iniquités dans la prévoyance professionnelle, mais ce sujet relève d’un autre débat. Dans tous les cas, lorsqu’une entreprise souhaite changer d’institution de prévoyance, elle devrait également prendre en considération les autres sources de redistribution ainsi que les différents paramètres techniques et ne pas baser sa décision sur un critère isolé.»
Pour Albert Gallegos, directeur Wealth Solutions à la BCGE, cette problématique de croissance excessive est un faux débat: «Oui, certaines fondations ont voulu grandir, notamment pour négocier leurs frais de gestion. Mais la plupart font très attention à l’acquisition de clients et l’effet d’une forte croissance est souvent marginal sur le taux de couverture. Et même si une croissance rapide entraîne initialement un apport de capitaux faibles, qui péjorent les ratios de couverture, cela ne dure pas: l’effet négatif initial est ensuite effacé à long terme par la hausse des taux de cotisation, à mesure que les assurés prennent de l’âge, et par les rachats.»
Albert Gallegos souligne que le critère le plus important, c’est le ratio entre actifs et retraités, qui doit rester en faveur des premiers. Et ce ratio est surveillé de près par toutes les institutions. Enfin, l’expert de la BCGE observe que le marché de la prévoyance arrive à maturité et qu’on ne verra plus de fortes croissances. «C’était vrai il y a 10 - 15 ans, mais à l’avenir, il y aura toujours moins d’actifs pour toujours plus de rentiers.»
Une croissance souvent inattendue
Du côté de Patrimonia, le problème a été identifié et adressé. «La croissance passée a largement excédé nos attentes, répond la directrice de la fondation, Sylvie Jaton. Mais la croissance infinie n’existe pas, et nous pensons que cette croissance va fortement ralentir avec le marché qui va s’équilibrer, notamment avec la difficulté croissante de transfert des rentiers.» Elle souligne qu’il est crucial pour une fondation commune de «trouver un équilibre entre la croissance nécessaire et la préservation des droits des assurés existants.» Une croissance insuffisante, commence-t-elle par remarquer, peut engendrer des problèmes financiers à long terme, qui finiraient par affecter les prestations offertes aux assurés.
Mais elle reconnaît qu'une «croissance excessive peut désavantager les assurés actuels au profit des nouveaux arrivés, entraînant une dilution du taux de couverture et une rémunération réduite pour les assurés existants.» En effet, poursuit la directrice, la croissance d'une fondation commune peut avoir des effets inattendus et ne pas profiter à tous les assurés de manière équitable. «Il est possible que certains assurés connaissent une baisse de rémunération en raison de la croissance de la fondation. Cela peut être une conséquence du fait que le degré de couverture n'a pas été racheté lors de l'affiliation à la fondation et du fait que la fondation attire de nombreux nouveaux clients en raison de sa relative solidité.» Elle estime que le rôle primordial du Conseil de fondation est de parvenir à une solution équilibrée «entre des prestations solides, une sécurité financière et une solidarité maîtrisée».
Pascal Kuchen, directeur général de La Collective de prévoyance – COPRÉ, répond que la fondation a distribué sur les dix dernières années « en moyenne 2.6% d’intérêt créditeur sur les avoirs de vieillesse», ce qui situe COPRÉ «dans le trio de tête des fondations collectives au niveau de la rémunération moyenne des capitaux de vieillesse.» Il constate donc que l’effet de dilution des nouvelles affiliations sur le degré de couverture de la Fondation est relatif et rappelle que la croissance d’une fondation de prévoyance est essentielle pour assurer sa pérennité à moyen et long terme. « Sans croissance, la stabilisation de l’équilibre démographique entre assurés, futurs rentiers et pensionnés peut se détériorer et le ratio assurés actifs/rentiers prendre une dimension négative.»
Nos deux experts précités, quant à eux, reconnaissent qu’un minimum d'acquisition de nouveaux clients est nécessaire pour au moins compenser les départs, mais maintiennent que «l’on ne peut pas considérer qu'une caisse de pension se porte bien uniquement avec une jeune moyenne d'âge, car aucune caisse n'aura éternellement 20% de croissance par an avec en plus de jeunes effectifs.» Néanmoins, ils conviennent que ni COPRÉ ni Patrimonia ne pouvaient planifier de faire 20-30% de croissance presque chaque année dix ans de suite, et que personne ne pouvait donc prévoir l'ampleur de cette dilution. Avant d’ajouter: «être conscient de la problématique peut influencer le choix de la solution de prévoyance pour une entreprise.»