Quand le football rend malade
«Je ne ressentais plus rien. Tout simplement rien»

Le burn-out est encore un thème tabou dans le sport, en particulier dans le milieu du football. Trois acteurs de premier plan du monde du ballon rond expliquent comment ils ont souffert en silence.
Publié: 24.02.2022 à 09:35 heures
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Dernière mise à jour: 25.02.2022 à 14:42 heures
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En juin 2019, Marco Streller quitte son poste de directeur sportif du FC Bâle. «J’ai pris cette décision après mûre réflexion et dans l’intérêt du club», explique-t-il alors.
Photo: Keystone
Andreas Böni

C’est l’histoire d’un homme en détresse. Un appel à l’aide qui a ébranlé le monde du football. «Je suis épuisé, fatigué», a soupiré Max Eberl il y a trois semaines. Le directeur sportif du Borussia Mönchengladbach, club de pointe de la Bundesliga allemande au sein duquel évoluent plusieurs stars suisses, a pourtant derrière lui dix-sept années glorieuses au sein d’une des formations les plus titrées du pays.

Mais ça, c’est le volet professionnel. Ce n’est pas le directeur sportif qui s’est exprimé devant la presse, mais l’homme. «Je veux simplement être Max Eberl. Je veux voir des gens et, pour la première fois de ma vie, ne penser qu’à moi. Je ne veux plus rien avoir à faire avec le monde du football.»

Max Eberl a craqué face aux médias, le 28 janvier.
Photo: Imago

«Ce témoignage m’a bouleversé»

Changement de décor: nous sommes au restaurant Ochsen d’Arlesheim, une bourgade coincée entre les cantons de Bâle-Campagne et de Soleure. Marco Streller nous fait face. L’ancienne gloire du football suisse pioche avec sa fourchette dans sa salade, sans être vraiment en train de manger. Le jeune quadragénaire est perdu dans ses pensées, cherchant la bonne manière de répondre à notre question sur les déclarations de Max Eberl.

«Cette conférence de presse m’a bouleversé, commence Marco Streller. J’ai ressenti beaucoup d’empathie vis-à-vis de Max Eberl. C’est sacrément courageux de sa part d’avoir rendu tout cela public.» Une force que Marco Streller n’a pas forcément eue au moment de quitter le FC Bâle. «Son» FC Bâle, au sein duquel il a été directeur sportif de 2017 à 2019, après de nombreuses années de succès sur le terrain avec l’attaque rhénane et l’équipe de Suisse.

L’ancien international se montre prudent à l’heure d’établir un parallèle entre Max Eberl et lui-même, parce que lui n’est resté en poste que deux ans. Mais il avoue sans peine avoir connu «la même situation» que l’ancien joueur du Bayern Munich, âgé de 48 ans. Marco Streller est lancé, voilà le moment propice pour écouter son histoire.

«J’ai sous-estimé le défi»

Rembobinons. En 2017, les hommes d’affaires bâlois Bernhard Heusler et Georg Heitz remettent le club local à Bernhard Burgener. Marco Streller, légende du FC Bâle, est propulsé directeur sportif. À 36 ans. «J’ai peut-être un peu sous-estimé le défi, confesse l’ancien numéro 9 du Parc Saint-Jacques. Tout le staff avait été renouvelé et chacun cherchait son rôle. Le club sortait de huit titres d’affilée, et il fallait continuer à gagner tout en se serrant la ceinture. L’équation était compliquée. Très compliquée…»

Mais Marco Streller a l’habitude de devoir convaincre. L’ancien attaquant s’investit tant et plus pour tenter de compenser son manque d’expérience à son nouveau poste. Avec le recul, il identifie parfaitement sa plus grosse erreur. «J’ai tellement pensé aux autres que je me suis oublié moi-même.»

Les premiers signaux viennent de son corps. Migraines, palpitations: la mécanique s’emballe. Le directeur sportif du FCB fait le choix de les ignorer. «Les signes avant-coureurs étaient là, et nombreux. Mais j’ai continué, encore et encore.» À la maison, il est présent physiquement auprès de sa femme et ses deux enfants, mais pas mentalement. «Je n’étais plus vraiment là. Je regardais dans le vague, j’étais devenu très maigre…»

«Le vide, plus rien»

Paradoxalement, il touche le fond lorsque le FC Bâle… remporte la Coupe de Suisse, en mai 2019. Le club rhénan s’impose 2-1 à Berne face à Thoune, sur la pelouse du Stade de Suisse, et s’offre un nouveau titre. Le premier de l’ère Streller. «J’étais au bord du gazon synthétique, à l’entrée du tube d’où sortent les joueurs. Mais je ne ressentais rien. Simplement rien. Plus rien.»

Photo: KEYSTONE

Les joueurs quittent la capitale avec le trophée et rejoignent la fameuse Barfüsserplatz, lieu de rassemblement pour fêter tous les exploits sportifs du FCB. Mais Marco Streller n’est pas vraiment là. «Du vide, rien que du vide.» Et ce alors que l’ancien héros local était le premier à s’enflammer pour célébrer les titres des «Rotblau». Marco Streller a toujours marché à l’émotion. S’il n’y en a pas lors de ce premier succès, c’est le signe que les choses ne peuvent pas continuer ainsi.

Fort de ce déclic, celui qui a marqué 216 buts en 348 matches professionnels démissionne de son poste de dirigeant. Mais sa fin de mandat ne résout pas tout. «À très court terme, la pression est retombée, mais le fardeau est resté bien présent», se souvient Marco Streller. Le Bâlois met pourtant tout en place pour que cela se passe bien. Il file quatre semaines en Thaïlande en famille pour s’aérer l’esprit. «Ce n’était plus comme avant. J’ai pris conscience que ce n’allait pas se régler de manière aussi simple, en prenant des vacances. J’étais à bout de forces, et je me suis rendu à l’évidence: j’avais besoin d’aide.»

Marco Streller s'est confié sans filtre sur ses soucis psychiques.
Photo: Toto Marti

«Plus jamais ça»

Cette assistance, il la trouve chez une spécialiste. Une coach mentale qui confronte l’ancien footballeur à lui-même. «Les étapes ont été la colère, l’apitoiement sur mon sort, la frustration… Elle m’a dit que ce serait dur, mais que tout irait mieux.» C’est le cas: Marco Streller parvient à reconnecter avec sa famille, peut-être son plus beau succès. «J’étais tellement heureux que ma situation familiale s’améliore. Quand je vois le nombre de personnes qui occupent des postes à responsabilités qui finissent par se séparer… J’ai pris conscience que jamais plus, je ne devais mettre en danger ma famille pour le travail.»

Marco Streller s’est perfectionné à l’Université de Saint-Gall, où il a suivi un CAS en Management du sport, en plus d’études intensives en gestion d’entreprise. De la hauteur de vue qui lui a permis d’achever sa remise en selle. «J’ai dû sortir de ma zone de confort, cela m’a fait un bien incroyable.»


Reste une question délicate à poser à notre interlocuteur: comment se fait-il que Marco Streller ait été fragile comme directeur sportif, après avoir traversé des moments parfois terribles en tant que joueur? L’attaquant avait été la risée du pays à deux reprises au moins, lorsqu’il a raté un penalty en huitième de finale de la Coupe du monde contre l’Ukraine en 2006, puis lorsqu’il a été sifflé par le public suisse en 2008. «C’est vrai, sourit le Bâlois. J’ai été l’ennemi public numéro un, alors que j’étais encore le héros en 2005 après le barrage contre la Turquie…»

Commencer au bas de l’échelle

Où se situe la différence, donc? «En tant que joueur, tu peux te reprendre lors du prochain match, marquer un but et les esprits. En tant que directeur sportif, si tu t’es raté durant ta campagne de transferts, tu ne peux plus faire grand-chose. Et la pression ne fait alors qu’augmenter…», explique Marco Streller.

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Fort de cette terrible expérience, l’ancien joueur formule un conseil à ceux qui voudraient se lancer dans le métier qu’il vient de quitter. «Il est préférable de ne pas commencer tout de suite en haut de l’échelle. Si je n’avais pas été en première ligne, je n’aurais pas eu d’emblée toute cette pression», estime-t-il. Mais, avec le recul, Marco Streller se trouve «beaucoup plus solide qu’avant». Surtout, aujourd’hui, il sait prendre les signaux d’alarme au sérieux. Consultant auprès de la chaîne sportive Blue Sports, le quadragénaire est resté dans la grande famille du FC Bâle en tant qu’ambassadeur et «gestionnaire des partenariats».

«En tant que coach, tu dois être fort»

Que ce soit Max Eberl ou Marco Streller, il faut du recul sur le métier, une certaine maturité pour parler ouvertement de ses sentiments vis-à-vis du football et de la dureté de ce business. C’est le cas d’un autre personnage emblématique: Ottmar Hitzfeld. L’ancien coach de la Nati a pris le temps d’évoquer le sujet du burn-out pour Blick. Lui aussi a ressenti un vrai malaise au moment d’écouter Max Eberl. «Si je me suis senti à ce point pas bien, c’est parce que d’anciens souvenirs me sont revenus en mémoire», explique la légende du Bayern Munich.

Comme Marco Streller, celui que l’on appelle «Gottmar» outre-Sarine (ndlr: jeu de mots avec «Gott», Dieu) salue le fait que Max Eberl ait brisé un tabou. «Moi-même, j’ai longtemps gardé le silence, parce que ce n’était tout simplement pas accepté de se plaindre dans le milieu. En tant qu’entraîneur, tu dois toujours t’afficher comme l’homme fort, ne jamais montrer de faiblesse…»

Le «grand» Ottmar Hitzfeld a aussi passé par des moments très difficiles.
Photo: Toto Marti

Cette exigence a fait qu’Ottmar Hitzfeld pensait football 24 heures sur 24. L’Allemand, né à quelques kilomètres de la Suisse — dont il a pris la nationalité et entraîné l’équipe nationale — vivait, mangeait et dormait football. «Je ne pouvais plus regarder un film et être concentré sur l’histoire. Cette fixation sur le sport a eu des conséquences physiques, puisque j’avais mal au dos et de la peine à dormir. Mais il ne fallait pas que je le montre, puisque à l’entraînement, je devais afficher un visage solide face à l’équipe, pas d’une personne touchée.»

Perçu comme imperturbable, l’homme au long manteau sur le banc de touche du Bayern Munich se voit proposer le mandat d’entraîneur de la Mannschaft, l’équipe nationale allemande. Pendant trois jours, Ottmar Hitzfeld rumine dans son lit. «D’un côté, cette offre était très alléchante. Mais de l’autre, je savais que je n’avais pas la force. Je voulais simplement mettre la couverture sur ma tête et continuer de dormir…»

Un psychiatre à la rescousse

À la table du petit-déjeuner, il est renfrogné. Il ne parle pas, refuse d’admettre ses soucis mentaux, et encore plus un éventuel burn-out. C’est alors que survient un élément déclencheur. «Je conduisais et j’ai soudain été pris de claustrophobie. Une sensation terrible qui ne m’était jamais arrivée. Tout devenait étroit, j’avais du mal à respirer…» Ce n’est qu’en baissant la vitre qu’Ottmar Hitzfeld retrouve de l’oxygène et la raison: cela ne peut pas continuer ainsi. «J’ai réalisé que plutôt qu’un nouveau mandat, j’avais besoin d’un psychiatre.»

La légende du football allemand consulte le Dr. Florian Holsboer, qu’il connaît parce que le médecin a soigné l’un de ses anciens joueurs, Sebastian Deisler, qui avait lui-même subi une dépression. «Il m’a prescrit des antidépresseurs. Cela m’a aidé à me calmer», se souvient-il. Nous sommes en 2004, donc, et à 55 ans, Ottmar Hitzfeld décide qu’il en a fini avec le football. «Je ne voulais plus jamais être entraîneur. Je me suis retiré à Engelberg.»

Dans le canton d’Obwald, l’un des cinq coaches à avoir remporté au moins deux fois la Ligue des champions se retape. Un an et demi de pause qui lui redonne le goût du football, avec un enseignement de taille pour sa nouvelle vie: «Au lieu de répondre immédiatement à chaque message et d’être joignable jour et nuit pour ne pas rater quelque chose d’important, j’ai mis mon portable en mode silencieux.»

Un changement, vraiment?

En janvier 2007, il redevient entraîneur du Bayern Munich, avant de prendre en charge l’équipe de Suisse. Une histoire que nous connaissons bien et qui durera six ans, jusqu’en 2014 et une retraite définitive. «Vous savez, je vis actuellement la meilleure période de ma vie. Je suis si heureux loin de la pression…»

L’ex-entraîneur de la Nati conseille-t-il à Max Eberl de rester hors du business? «J’espère qu’il reprendra du service. Il y a quinze ans, cela aurait été impensable, il serait resté hors-jeu. Mais aujourd’hui, nous sommes plus ouverts sur le burn-out, assure Ottmar Hitzfeld. Les choses vont mieux qu’avant.» Même s’il juge problématique qu’aucun professionnel gay n’ait encore fait de coming out.

Les vieux démons ne sont jamais très loin. Ralf Rangnick, l’actuel entraîneur de Manchester United, peut témoigner. En 2011, l’Allemand avait fait un burn-out alors qu’il entraînait Schalke. Lors d’un match à Berlin, des supporters du Hertha avaient déployé une affiche: «Hey, Ralf. Nous attendons avec impatience ton prochain burn-out!»

Reste à espérer que le tourbillon médiatique né du poignant témoignage de Max Eberl contribue à faire évoluer les mentalités pour de bon.

(Adaptation par Adrien Schnarrenberger)

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