Lorsque les deux équipes font leur apparition sur le terrain de Tolochenaz (VD) pour ce match de quatrième ligue masculine vaudoise, un spectateur présent derrière le banc de l’équipe locale fait un constat: «Tu as vu? C’est une femme qui entraîne l’équipe.» Visiblement, le jeune homme ne connaît pas Audrey Riat. Il est l’un des seuls autour du pré en ce dimanche après-midi encore printanier. Sur le bord de la touche, la technicienne fait causer avant le coup d’envoi. «C’est une ancienne pro, lui rétorque son voisin de droite. Elle a joué à Yverdon. Il paraît même qu’elle a un sacré niveau technique.» Et c’est peu dire. «Techniquement, je pense que je suis meilleure que mes joueurs», rigole celle qui avait une patte gauche connue loin à la ronde.
Mais, en un sens, cette technique supérieure n’a rien d’anormal. On ne joue pas dix-neuf années dans l’élite féminine par hasard. Et le hasard, Audrey Riat n’aime pas non plus s’y fier dans son après-carrière de joueuse. Quelques minutes avant de lancer ses joueurs dans la bataille, la technicienne a rameuté toute son équipe dans le vestiaire. Au moment de rejoindre le sous-sol, elle détaille: «Vous voyez, avec la promiscuité des douches, on doit toujours s’arranger pour que je vienne sans déranger les gars», pointant du doigt les pommeaux alignés à deux pas.
Devant son équipe, elle fait un speech préparé en amont. Elle leur parle d’esprit d’équipe, de liens forts entre les gars et prend l’exemple d’un coach universitaire pour étayer son propos. «J’essaie de les faire réfléchir, nous confie-t-elle. De leur donner des clés pour progresser individuellement et collectivement.»
Bien sûr, elle parlera de foot, c’est pour ça qu’elle est là. Avec elle dans le vestiaire, son père, Jacques. C’est son adjoint. Ils forment un duo atypique mais ô combien complémentaire. «Au début, c’est vrai que cela peut paraître bizarre d’avoir une coach féminine, nous précise Tiago, capitaine de «Tolo». Mais ça surprend une fois. Ensuite? Tout au long de sa carrière, elle a fait ses preuves pour que cela nous donne confiance.»
Retour chez les amateurs
Sur le terrain, Audrey Riat a longtemps joué à Yverdon. Pour la formation nord-vaudoise, elle a tout donné et terminé sa carrière avec un palmarès qui force l’admiration: deux promotions, deux victoires en Coupe de Suisse et deux fois vice-championne. «Durant près de vingt ans, je n’avais pas de vie privée, concède-t-elle. Avec quatre entraînements par semaine plus le match, mon quotidien se résumait à travailler, faire mon sac et aller à Yverdon jouer.» Elle ne se plaint pas. Elle raconte.
Mais si elle a énormément donné à YS, elle a également reçu un beau cadeau. C’est là-bas qu’elle a rencontré Mirjana, celle qui allait devenir sa femme en 2023. C’est également pour elle qu’elle a décidé de tourner la page de sa carrière professionnelle. «Cette année, c’est la première fois que nous avons pu partir en vacances l’été et vraiment déconnecter sans stresser du prochain entraînement ou de la reprise qui approchait.» Un changement radical qu’elle savoure même si, forcément, elle avait quand même son équipe dans un coin de la tête. Après tout, la reprise chez les amateurs est également précoce.
Mais au moment de passer sur la touche, elle a découvert d’autres contraintes. L’urgence des points, comme n’importe quel autre entraîneur. Mais pour elle, c’est un peu différent. Personne ne le lui dit clairement, mais elle sera toujours jugée à l’aune de sa différence. Cela fait hélas partie de ce monde depuis tellement longtemps. Ce qu’elle espère? Que cela changera un jour. Elle se bat pour que cela arrive.
«Personne ne me manque vraiment de respect, précise-t-elle. Mais je vois que certains arbitres me parlent différemment.» Lors de la rencontre à laquelle nous avons assisté, ce fut en effet étonnant de voir la différence de traitement entre Audrey Riat et le coach adverse. «Un homme peut dire beaucoup plus de choses, relate-t-elle. Moi? Dès que je pose une question, ça passe mal. Et pourtant, je suis dans l’écoute et je cherche à comprendre certaines choses. Ce que j’apprécie, par contre, c’est que jamais le moindre adversaire ne m’a manqué de respect.»
Toujours en faire davantage
Dans son vestiaire, elle sait qu’elle doit en faire plus qu’un homme pour convaincre. Là encore, elle n’est pas là pour que l’on s’apitoie sur son sort. «Si la même décision était prise par un homme, je pense qu’elle serait moins remise en question», poursuit-elle. Mais elle y trouve également des avantages concrets. «Un jour, un gars est venu me parler de sa vie privée pour m’expliquer sa méforme à l’entraînement. Le fait qu’il se livre à moi, je suis convaincue que c’est parce qu’il a eu confiance en moi. Se serait-il ouvert à un homme de la même manière? Je n’en suis pas sûre.»
Cela ne l’empêche pas de garder une frontière stricte entre sa vie privée et son rôle de coach. «Je suis qui je suis en dehors et eux aussi, détaille-t-elle. J’essaie de faire en sorte que cette limite soit claire pour que nos contacts soient dans un cadre bien défini. Mais je pense que j’ai probablement une capacité d’écoute plus grande que certains entraîneurs côtoyés par mes joueurs durant leur carrière. J’essaie de faire en sorte que cela rejaillisse positivement sur eux, sur le FC Tolochenaz et sur l’équipe.»
Même avec son père, Jacques, la distinction a été claire rapidement. «Je fais la part des choses. Privé ou pas, ici, c’est moi la coach.» La composition du week-end se discute bien évidemment, mais c’est elle qui tranche. C’est elle également qui doit assumer le résultat, le moment venu. «Il doit y avoir un dialogue, mais il y a quand même une hiérarchie.» Ce qui est remarquable dans le discours d’Audrey Riat, c’est qu’elle n’essaie pas de faire comme n’importe quel autre entraîneur sur le banc. Elle veut juste être la meilleure possible dans ce rôle. «Je ne cherche pas à être comme un homme, ni à en faire trop pour tenter d’exister dans une partition qui n’est pas la mienne. Je veux juste les entraîner et avoir du succès.»
Sur le bord du terrain, Audrey Riat vit le match intensément. Tantôt debout sur sa ligne pour prodiguer des conseils, tantôt assise sur son banc à observer le jeu pour ne pas en manquer une miette. «Mais une chose est sûre, je ne suis pas là pour gueuler sans arrêt, rigole-t-elle. Depuis que je suis coach, je n’arrive plus à m’énerver. J’ai basculé dans un autre rôle. Tu dois rester calme, tu représentes le club.» Et ce rôle de représentation, elle le joue avec plaisir. Au moment du shooting photo, une voix s’élève depuis la buvette située à deux pas des flashs qui crépitent: «On n’avait jamais eu autant de médias avant Audrey.»
Mais elle n’a pas fait ce choix pour la gloriole et confesse d’ailleurs ne pas être forcément à l’aise avec l’exercice médiatique. Si elle le fait, c’est pour le bien de «Tolo». «Cette équipe, je l’ai reprise du jour au lendemain. L’entraîneur a démissionné. Mon frère et mon père m’ont appelée un mardi soir. Le club était en danger de relégation. A l’entraînement, il n’y avait que peu de joueurs qui venaient. Il fallait faire quelque chose. Et moi, j’avais toujours dit que je reviendrais un jour.»
Ce retour se passe bien. Après avoir réussi la mission de sauvetage, elle a rempilé pour une saison supplémentaire. Ce monde du football masculin lui plaît. «Ce n’est pas que les filles ne jouent pas bien, mais j’avais juste envie d’en sortir après toutes ces années, détaille-t-elle. Et après tout, les femmes ont aussi leur place avec les hommes.» Par exemple, elle joue avec l’équipe des plus de 30 ans de son club. «Je n’ai jamais vu d’autres filles que moi dans cette catégorie, précise-t-elle. J’espère que ce que je fais va en inspirer d’autres.»
Le jour où elle aura «gagné»? C’est lorsque sa présence devant le banc ne sera plus un thème de discussion avant le coup d’envoi. Et que tout le monde la traitera normalement. Sans égards liés à son statut de femme dans le foot. Non, comme tout autre entraîneur serait traité. Ce jour-là, Audrey Riat aura réussi. En attendant, elle va continuer de tracer son chemin, à sa manière. Comme elle l’a toujours fait.