Les acteurs sont, dans la vie, condamnés à continuer de jouer un rôle. C’est ainsi, et personne ne l’avait mieux compris qu’Alain Delon. Son ascension au firmament du cinéma français, européen et mondial, ne laissa bientôt plus aucune place à l’homme, tout entier dévolu au service de la star planétaire qu’il était devenu. Au point de prendre le grand écran en otage pour y régler, au moins à une époque, trop de comptes personnels.
Alain Delon était un géant dont l’appétit pour la vie et la célébrité étaient nourris par deux moteurs aussi redoutables que performants: la séduction et la revanche. Séduction sur les femmes d’abord, puisque c’est à elles, toujours, qu’il a rendu hommage. L’amant français idéal. La beauté masculine incarnée et inégalable. Un visage capable d’être, au choix, de celui d’un aventurier parfait, d’un quidam ténébreux ou d’un prince impitoyable.
Le monde d’Alain Delon était, il faut s’en souvenir et l’assumer, celui où les femmes irradiaient avant tout par leur beauté et leur capacité à manipuler leurs partenaires masculins. On ne sait pas ce que la révolution #Metoo aurait signifié pour le séducteur impitoyable qu’était Alain Delon. Sa capacité de séduction, cette arme fatale, se serait-elle retournée contre lui?
La revanche, ce moteur
La revanche ensuite. Contre tous ceux qui, durant son enfance, l’avaient abandonné ou ignoré. Contre la plupart des comédiens professionnels, dont il n’avait pas épousé le parcours, de conservatoires et théâtres. Contre les producteurs, qu’il s’efforça de battre sur le terrain de jeu capitaliste en investissant dans ses propres films mais aussi dans des chefs-d’œuvre comme «Monsieur Klein» de Joseph Losey (1976). Revanche enfin, sur ce monde qu’il jugeait infiniment corrompu: celui de la politique et du pouvoir dans lequel il évolua pourtant beaucoup, par rôles interposés. Difficile, à part Jean-Marie Le Pen, de trouver une personnalité politique pour laquelle Alain Delon éprouvait plus qu’une amabilité de circonstance, notamment à l’occasion des remises de décoration nombreuses qui lui furent décernées.
La grande faute personnelle, humaine, sociale d’Alain Delon est de s’être beaucoup trop aimé. En faisant de son image une marque mondiale, très lucrative, l’acteur avait accepté de facto un pacte avec ces diables que sont le marketing et la publicité. Dommage? Non, chacun est libre de ses choix. Et les fans qui à travers le monde, lui rendaient hommage en achetant ses produits dérivés ne peuvent pas être blâmés. Ainsi vont nos sociétés de consommation et le culte des célébrités. La Suisse, qui abritait les sociétés de l’acteur devenu citoyen helvétique, en a tiré profit.
Rocco vivait en reclus
On peut juste regretter qu’au fil de sa carrière, Alain Delon se soit abstenu de regarder le monde tel qu’il est, et de mettre sa notoriété au service de causes où il aurait pu faire la différence. Las, Rocco vivait en reclus. Tancrède aimait la solitude. Delon était bel et bien, côté pile, le Tom Ripley, de «Plein Soleil». Lumineux et terrible. Magnétique et redoutable. Sans surprises, cet homme qui s’aimait trop, volontiers réactionnaire, souffrait des maux qu’il s’était lui-même infligés. Parce que le paravent de sa beauté cachait sans doute trop de fêlures, et de fractures, pour pouvoir se consacrer à d’autres que lui-même.