Un artiste meurt. On en fait l’éloge. Et les mots sont autant de clous définitifs plantés dans son cercueil. On descend la bière. Lentement. Des articles paraissent dans la presse. Des portraits. On lance une rose. On referme le trou. Les amis se souviennent. La famille pleure à la radio. On s’essuie les yeux. Une pierre. Un nom. Une date. Quelques idées, quelques images, pas davantage.
Sartre, Beauvoir et Aragon
Jean-Paul Sartre, 1905-1980. Deux livres: Huis-Clos, La Nausée. Une idée: l’existence précède l’essence. Un bon mot: l’enfer, c’est les autres. Et le reste? Aux vers, à la terre, aux universitaires. On lit encore un peu la Nausée et le Mur dans les lycées. Mais pas la trilogie romanesque et les pièces de théâtre. Son essai sur Flaubert (des milliers de pages !) est oublié, comme à peu près tous ses livres de philosophie. Ses engagements? L’Algérie? Le Vietnam? On hausse les épaules.
Simone de Beauvoir, 1908-1986. Un livre, double: Le Deuxième sexe. Une idée: on ne naît pas femme, on le devient. Et quelques citations tronquées, extraites de leur contexte. Ses mémoires? On en goûte les titres, mais on ne les lit plus guère. Ses pièces de théâtre encore moins, de même que ses romans. Car la postérité qui s’entend si bien à refermer les cercueils a décidé que madame Beauvoir serait une «figure du féminisme», et seulement cela. Rien d’autre. Si elle a écrit Les Mandarins ou Les Belles images, cela devait être par erreur, ou pour s’occuper l’esprit. La postérité adore les «figures», cela la dispense de profondeur.
Louis Aragon, 1897-1982. Quelques poèmes d’amour, jetés au vent d’acier du XXe siècle. Un nom: «Elsa», sans cesse répété. Une obsession, donc. C’est-à-dire une maladie. Quelques pages d’Aurélien, pour les plus érudits. Et des livres par tonnes entières chez les bouquinistes parisiens, qui ne savent plus qu’en faire, obligés de proposer encore le mythe, même lorsque l’on ne s’y intéresse plus. Certains, comme pour Sartre, écument et crient: «Communiste! Stalinien! Vendu aux Russes!» Et c’est tout. Et la nuit tombe sur les beaux yeux d’Elsa, et sur le grand romancier des Voyageurs de l’Impériale et des Beaux quartiers.
Un sourire et quelques mots
Milan Kundera est mort au début de l’été. 1929-2023. Que restera-t-il de son œuvre, de sa pensée? Que reste-t-il des artistes quand ils meurent? Quand, auréolés de gloire, ils entrent dans l’histoire? Ou quand, confidentiels, ils en sortent pour toujours? Cette question, Kundera lui-même la pose avec insistance dans ses livres. Et sa réponse: il ne reste presque rien. Comme pour tout le monde. Ma grand-mère? Un sourire, et quelques mots. Mon grand-père? Un éclat de rire sur une terrasse italienne. Et vos morts? Sans doute pas davantage non plus.
Il reste des artistes ce qu’il reste de chacun d’entre nous: des mots, des attitudes, des malentendus, un livre, parfois deux, un film, parfois deux, un tableau. C’est dire que l’expression «passer à la postérité» est aussi menteuse que la postérité elle-même. C’est dire que les œuvres ne rendent pas éternels. C’est dire, pour paraphraser Kundera, que la vie n’est pas ailleurs, et que son insoutenable légèreté est aussi ce qui en fait à la fois son prix et sa beauté.