À Genève, la police cogne ou laisse cogner, et tout le monde s’en fout (il arrive aussi qu’elle se tire dessus, mais seulement quand elle est ivre). Tandis que les réseaux sociaux bourdonnent de l’annulation d’un spectacle à la dernière minute, et que les Genevois se déchirent, qui pour l’éthique, qui pour l’esthétique, personne ou presque n’a estimé nécessaire de relever l’une des nouvelles les plus vertigineuses de ces derniers mois: des policiers auraient interpellé un cambrioleur, puis l’aurait livré à un député UDC pour que ce dernier puisse le brutaliser à son aise, à l’abri des regards indiscrets. Est-ce donc qu’il est admis que la force publique ne soit qu’une variante de la livraison courante? Là où les livreurs de Smood ou d’Uber Eat remettent des plats chauds, des policiers en mission livreraient des délinquants échaudés.
Cela fait suite à de nombreux dérapages, qui ont tous comme théâtre le canton de Genève. Les policiers des autres cantons sont-ils plus discrets? Non, ils sont seulement plus professionnels, sans doute mieux encadrés. À moins d’imaginer une invraisemblable théorie racialiste, qui ferait des Genevois des êtres particulièrement sanguinaires et disposés à la violence, il faut considérer que les dérives successives de cette police viennent moins d’un défaut des hommes et des femmes qui la composent, que d’une faiblesse des institutions et de la justice qui l’encadre et la limite. Là où la quasi-impunité est la règle, il est immanquable que la violence devienne systématique.
Or, cette impunité n’est pas fondée uniquement sur les institutions. Elle s’autorise d’une sympathie populaire, atavique, qui tend à considérer le châtiment des criminels comme une affaire privée et le fonctionnement ordinaire de la justice comme une entrave à l’ancienne loi du Talion. Dans cette perspective, toute procédure pénale - même quand elle débouche sur la peine maximale - est toujours vécue comme une soustraction protectrice du coupable à la justice naturelle des hommes. Les commentaires, dans les espaces dédiés des publications en ligne, sont éloquents: les criminels méritent d’être brûlés en place publique la police a toujours raison de cogner, même quand elle a tort, et c’est bien dommage qu’elle ne le fasse pas plus souvent d’ailleurs, la faute aux politiciens de gauche et aux radicaux qui sont une même clique, etc.
Or, justement, si les lecteurs de «20 Minutes», du Matin et de Blick ont de la sympathie pour la loi du Talion, les responsables politiques genevois ont, quant à eux, une inclination pour la tragédie grecque. Contactés par la journaliste de Blick qui a révélé l’affaire Dugerdil, les députés louvoient, esquivent. C’est terrible, mais c’est comme cela, on ne peut rien dire, on ne peut rien faire, il faut attendre de voir. Le camarade Esteban, qui est au socialisme ce qu’une mi-molle est au coït, appelle à ne pas mettre tous les policiers dans le même sac, ce n’est pas représentatif, etc.
Dans toutes les bergeries il y a des moutons noirs, on ne peut rien y faire, que voulez-vous, c’est le destin! Comme l’élévation du prix des billets de train ou du montant des primes des assurances maladie, les dérapages de la police genevoise semblent avoir acquis la consistance et la dignité d’un véritable destin, contre lequel on peut certes récriminer, mais que l’on ne saurait changer. C’est une pièce de Sophocle qui se joue, avec ses malédictions héréditaires, son ciel irrémédiablement clos, les commentaires bavards de son chœur. Institutions et politiques genevois semblent avoir accepté la fatalité des bavures policières; la population les encourage, à défaut de pouvoir les susciter.
La députée vaudoise Mathilde Marendaz fait l’objet d’une plainte de L'Association professionnelle des gendarmes vaudois (APGV) pour avoir posé en photo à côté d’une pancarte où il était écrit, en petits caractères, l’acronyme «ACAB» (All cops are bastards/tous les flics sont des bâtards). Ces quatre lettres, souvent reprises en manifestation ou scandées par les mouvements anticapitalistes ou anarchistes, nous paraissent excessives. La réalité systématique qu’elles prétendent mettre au jour ne saurait coïncider avec la pratique quotidienne, souvent ingrate, de ces femmes et de ces hommes qui se sont choisis le maintien de l’ordre et de la tranquillité publique comme destin. Non, les policiers ne sont pas tous des «bâtards». Sauf, peut-être, à Genève.