Bien que la question du racisme structurel commence – timidement – à faire l’objet d’une prise de conscience dans certains espaces publics, un phénomène demeure largement occulté: celui de l’épuisement militant. Trop rarement nommé, encore moins reconnu, il touche de plein fouet les personnes racisées – et plus largement les minorités discriminées – qui s’engagent en première ligne pour dénoncer les injustices, défendre la diversité et exiger une véritable inclusivité.
L’engagement des personnes racisées en faveur de la justice sociale, de l’égalité et de l’inclusivité s’exerce dans un contexte profondément inégal. Celles et ceux qui portent ces luttes se retrouvent souvent isolé·es, contraint·es de défendre leurs droits dans des espaces qui, bien que parfois bienveillants en apparence, demeurent structurellement réticents au changement. Cet engagement, parce qu’il est constant, épuisant et chargé d’attentes, devient une épreuve: il suppose une vigilance permanente, une exposition répétée à la violence symbolique, sociale et institutionnelle, et une mobilisation émotionnelle intense. De ce fait, il a un coût psychique, émotionnel et physique, trop rarement nommé, mais largement partagé.
Injonction à la modération
À cela s’ajoute une autre forme de violence, plus insidieuse encore: celle des injonctions à la mesure. Être une personne racisée en Suisse, ce n’est pas seulement faire face à la discrimination – c’est aussi devoir sans cesse l’expliquer, la prouver, l’encadrer, et parfois même la minimiser. Dans les médias, les associations, les espaces professionnels ou privées, on attend d’elles qu’elles s’expriment avec pédagogie, qu’elles relativisent les discriminations subies, qu’elles fassent preuve de patience envers une majorité souvent peu sensibilisée, voire résolument conservatrice. On leur demande de ne pas «radicaliser» leur discours, dans le but de ne pas heurter les sensibilités. Cette injonction à la modération n’est pas anodine: elle agit comme un filtre politique, calibrant la parole antiraciste pour qu’elle reste confortable aux oreilles majoritaires – quitte à en étouffer la vérité, la colère et l’urgence.
Avec le temps, cette pression constante à la retenue devient une véritable charge mentale. Elle oblige à filtrer ses émotions, à moduler son discours, à anticiper sans cesse les réactions de l’autre. Elle impose un rôle éducatif non choisi, vécu souvent dans l’indifférence des institutions. Ce fardeau psychique, accumulé dans l’ombre, peut conduire à un profond sentiment d’impuissance, d’isolement, et à des formes de souffrance invisibles mais réelles, tels qu’anxiété chronique, épuisement émotionnel, voire dépression. Car devoir justifier son vécu en permanence, tout en se censurant pour ne pas brusquer la majorité, c’est vivre une violence structurelle - une violence qui use, qui abîme, et qui, à terme, détruit.
Que faire? Je n’ai pas la prétention d’apporter une réponse définitive. Mais une chose est certaine: il est urgent de reconnaître et de légitimer la souffrance des personnes racisées, sans la relativiser ni l’atténuer. La douleur vécue n’a pas à être comparée, hiérarchisée ou mise en doute. L’État, garant des droits fondamentaux, doit assumer une politique antiraciste ambitieuse – y compris si cela heurte les sensibilités d’une majorité encore peu conscientisée. Il ne s’agit pas d’une simple question de société: c’est une question de droits humains.