La chronique de Quentin Mouron
Les Suisses travaillent trop!

En cette Journée internationale des droits des travailleurs, l’écrivain Quentin Mouron appelle à un changement radical dans notre manière de voir celles et ceux que le travail a broyés. Selon lui, les Suisses travaillent trop.
Publié: 01.05.2025 à 12:02 heures
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Dernière mise à jour: 14.05.2025 à 14:34 heures
Aux yeux de Quentin Mouron, la valeur des travailleurs ne devrait jamais se mesurer à l’aune de la production capitaliste.
Quentin Mouron, écrivain

«Travailler fatigue» titrait sobrement le poète italien César Pavese, en 1936. Près d’un siècle plus tard, travailler fatigue toujours. Au début de l’année dernière, une étude de l’Université de Berne et de la Haute école des sciences appliquées de Zurich établissait que plus de 30% des Suisses et des Suissesses sont épuisés émotionnellement, et que cet épuisement est lié à leur contexte professionnel. 

Par ailleurs, au même moment, une étude commandée par l’assureur SWICA établissait que «57% des jours d’absence pour raisons psychiques étaient liés à des conflits au travail». Autrement dit, les Suisses et les Suissesses travaillent trop. Nous avons voté, il y a déjà plusieurs années, contre une semaine supplémentaire de vacances, contre le salaire minimum, contre un revenu universel, pour l’augmentation de l’âge de la retraite pour les femmes, pour l’espionnage des assurés. 

«En Suisse, on travaille, Madame!», lâche un lecteur hargneux sous un article consacré au burn-out. Oui, en Suisse on travaille. On en est si fiers qu’on a fini par penser que nous étions les seuls dans cette situation. Et encore, voyez-vous, nous avons des ennemis intérieurs, une cinquième colonne de flâneurs béats et de fainéants chroniques. 

Il va «finir à l'AI!»

C’est contre cet ennemi intérieur que ferraillent non seulement les partis de droite, mais encore tous ceux qui sont pris par cette espèce de délire névrotique qui se fait volontiers appeler «réalisme» ou «gros bon sens», et qui commande que l’on n’a jamais assez sué, que l’on n’a jamais fini d’acquiescer et de se courber devant son supérieur, toujours justifié d’avance, même et surtout quand celui-ci nous écrase ou bien nous broie.

A la rigueur, on veut bien admettre la nécessité humanitaire de ne pas laisser mourir les gens, on n’est quand même pas des Palestiniens après tout, mais on fera en sorte que ces travailleurs déchus ne soient plus tout à fait des gens comme les autres. Celui qui n’aurait pu retrouver la santé dans un délai acceptable risque bien, selon l’expression consacrée, de «finir à l’AI (Assurance Invalidité)», comme si l’inaptitude à effectuer une tâche professionnelle dans un contexte de pénibilité croissante était un stigmate infamant, le stade terminal de l’existence morale, quelque part entre l’exhibition à la sortie d’une école et le meurtre crapuleux de sang-froid. Comme si la valeur d’une femme ou d’un homme ne devait se mesurer qu’à l’aune de la production capitaliste.

En Suisse, on travaille, Madame. Oui, et on travaille trop. Il est urgent de redonner la priorité aux travailleuses et aux travailleurs, qui ne sont pas du capital abstrait, que l’on pourrait faire fructifier. Et il est urgent de rappeler que défendre les travailleuses, les travailleurs, c’est toujours défendre en même temps celles et ceux qui n’en peuvent plus, qui n’y arrivent plus. C’est s’élever contre les facilités de la stigmatisation, qui empruntent si souvent le masque trompeur du gros bon sens – quand il en est l’exacte négation.

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