C’est une histoire que tous les agriculteurs européens peuvent se repasser en boucle: celle d’un accident bureaucratique qui pourrait entraîner un bouleversement de traditions et de paysages ancestraux, évité à la dernière minute par la Commission européenne sous la pression des élus français de la région Provence.
Le 20 juin, le démenti est enfin tombé: «La révision du règlement communautaire REACH (sur les substances chimiques) n’inclut aucun plan visant à interdire les huiles essentielles», a déclaré à l’Agence France Presse une porte-parole de la Commission européenne. Sous-titre: la technocratie de Bruxelles ne privera pas les lavandiers d’une de leurs principales ressources. L’huile essentielle de lavande restera sur les étagères des pharmacies ou autres boutiques bios. Et tous ces champs couleur violette et odorants qui accompagnent nos étés dans le sud de la France continueront de nous ravir les yeux et les narines.
Un combat mené depuis des mois
L’histoire du combat mené depuis des mois par les syndicats agricoles du sud de la France, par les lavandiers eux-mêmes, et par les élus de la région auteurs au début juin d’une tribune «La lavande provençale est en danger» publiée dans la presse, est un résumé des engrenages réglementaires dans lesquels l’Union européenne peut se retrouver aspirée.
D’abord un fait, essentiel: la Suisse, non-membre de l’UE, ne tombe pas sous le coup du règlement REACH (Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals, adopté en 2007) incriminé, bien que Berne et Bruxelles se soient engagés, en 2017, à «faciliter la coopération et l’échange de connaissances dans ce domaine entre autorités compétentes». Logique. L’intérêt de l’industrie chimique helvétique, secteur économique majeur, est évidemment de pouvoir continuer à accéder au marché unique européen. Mais qui dit règlement européen dit réactualisation.
Or, la dernière en date, lancée par la Commission en janvier 2022 sous forme d’une première consultation publique, pourrait à terme entraver la production et la transformation de lavande provençale, accusée de contenir des «substances toxiques et chimiques» susceptibles de provoquer «des irritations ou des allergies». Le mot fatal a même été lancé: perturbateur endocrinien et substance cancérigène. Lavande et cancer: l’explosion politico-agricole est programmée.
La concurrence bulgare
L’autre facette du combat des lavandiers provençaux contre cette Europe qui dérègle leurs traditions – distillée depuis le XVIe siècle l’essence de lavande soigne les plaies et sert de vermifuge, elle fut même un temps utilisé contre la peste – se trouve en Bulgarie. Le saviez-vous? Les champs de lavande si caractéristiques du sud-est de la France ne sont en effet plus, depuis des années, les premiers du continent.
Les principaux producteurs mondiaux de cette plante tellement associée à la Provence sont, depuis 2015… les agriculteurs du centre de la Bulgarie. Un déplacement du centre de gravité géographique de l’écosystème lavandier du… à la hausse des cours au début des années 2000. Le kilo de lavande avait alors atteint 90 euros. Il se vend aujourd’hui autour de 35 euros. Mais tout s’est mis en place du côté de Sofia: les exploitations agricoles, les usines de transformation, la fabrication des huiles essentielles. Là aussi, l’Union européenne et son grand marché ont tout transformé.
Faut-il enrager contre cette Europe-là?
Faut-il enrager contre cette Europe-là? Dans le cas du règlement REACH, la réponse est oui. Car si la toxicité des produits agricoles locaux doit logiquement être réévaluée au fur et à mesure de l’avancée des connaissances sur leur impact sanitaire, que dire des produits chimiques en général? Comment, surtout, est-il possible de ne pas avoir anticipé l’impact politique, culturel et social d’une telle mesure, interprétée de nouveau comme une main mise de Bruxelles sur le quotidien séculaire des populations locales?
Mais attention: taper sur les doigts de la Commission européenne sans mettre en cause les autorités françaises n’a pas de sens. A tous les stades, celles-ci ont été consultées. Leurs experts se sont prononcés. Personne n’a donc rien vu, rien anticipé. La triste vérité est que l’Europe déraille lorsqu’elle s’éloigne des réalités des territoires parce que les gouvernements des Etats-membres eux-mêmes ont perdu le sens de ce que produisent, in fine, leurs lois sur le terrain. Ce qui se passe en Provence est un rappel à l’ordre. Et il est salutaire. Pour Paris comme pour Bruxelles.