Elle a un débit énergique et possède l’intensité de ceux qui, revenus d’une terrible épreuve, en sortent fortifiés. Lucie Retail, Nantaise de 44 ans, maman solo de trois enfants, est quadri-amputée. Active dans l’import-export, danseuse et pianiste, elle a perdu ses deux pieds et ses deux mains à la suite d’un paludisme sévère contracté au Gabon.
Cette situation, à laquelle s’ajoutait une relation toxique, aurait pu l’anéantir. Lucie a tenu bon. Les épreuves ont décuplé ses forces; elles lui ont permis de donner un nouvel élan et un sens à sa vie. Deux ans après son hospitalisation, en compagnie du Genevois Claudio Alessi, spécialiste en arts martiaux et cofondateur de l’association No Difference qui œuvre pour les personnes en situation de handicap, elle a marché jusqu’au sommet du mont Fuji, montagne sacrée et point culminant du Japon à 3776 m.
Un documentaire et un livre, présentés à Genève, retracent leur défi, avant une conférence, chez QoQa, à Bussigny (VD), le 27 octobre prochain.
Lucie Retail, quel a été votre parcours avant votre amputation?
J’ai 44 ans aujourd’hui. Je suis mère de trois enfants âgés de 18, 15 et 7 ans. J’ai travaillé pendant quinze ans dans le commerce international, à Nantes, comme responsable export Asie-Afrique. Je voyageais souvent, mais, à 39 ans, je sentais que ma vie professionnelle n’avait plus de sens. En 2020, en plein covid, j’ai plaqué mon travail et je me suis séparée du père de mes enfants. Je suis également danseuse et pianiste. Très vite, j’ai rencontré un artiste gabonais et je me suis lancée dans une aventure artistique avec lui. Nous nous sommes mis ensemble, mais la relation était toxique. Il avait des projets de polygamie et il était violent verbalement. Moi, je ne me respectais plus. J’étais sous emprise. Malgré ces tensions, nous sommes partis au Gabon rencontrer sa famille. A mon retour, j’ai ressenti des symptômes grippaux et j’ai perdu connaissance à deux reprises, sans penser au paludisme. Aux urgences, le verdict est tombé comme un couperet.
Vous n’aviez pas pris de traitement prophylactique?
J’ai fait l’impasse sur la Malarone, ses effets secondaires m’indisposaient. J’en ai pris pendant trois ans, lors de mes précédents voyages, avant d’arrêter. En Afrique, les étrangers et les locaux me disaient: «Le palu, c’est bénin.» Cette fois, nous sommes le 20 mars 2023, j’apprends brutalement que j’ai contracté une forme sévère du paludisme. «C’est très grave, m’annonce le médecin, vos reins sont touchés, on va vous mettre sous dialyse. Le parasite s’attaque aux viscères puis aux poumons. Si on n’arrête pas sa progression, il atteindra le cerveau et c’est la mort. On va vous plonger dans le coma.»
Que ressentiez-vous?
Malgré les antalgiques, la douleur était atroce. Le sang se retirait de mes pieds et de mes mains pour se concentrer autour de mes organes vitaux. La fièvre grimpait. On m’a attaché les pieds et les mains au lit afin que je ne tombe pas ou que je n’arrache pas les câbles. Une voix m’a dit: «On va vous endormir. Ne vous inquiétez pas, ce sera mieux.» Je suis restée trois semaines dans le coma. Ma vie ne tenait qu’à un fil. Les transfusions sanguines n’ont pas eu d’effet. Au réveil, mes pieds et mes mains étaient marron et gonflés. On m’a endormie à nouveau avant de m’amputer une première fois.
Quelle a été votre réaction?
La première opération s’est effectuée le 20 avril. J’ai perdu mes deux pieds. J’allais vers une nouvelle réalité qui me terrifiait. Avec mes mains, atrophiées, sèches et noires, comme celles des momies, j’ai soulevé le drap et j’ai vu mes jambes: il me manquait clairement quelque chose... A cet instant, j’ai dit oui à l’épreuve. Je me suis autorisée à hurler, à détester les gens qui avaient des pieds. Ensuite, j’ai souhaité vivre pleinement. Je savais que je n’étais pas en train de traverser tout ça pour n’avoir derrière moi qu’une existence vécue à moitié.
Un sursaut?
Une rage et un orgueil salvateurs. Deux semaines après, à la veille de mon anniversaire, j’allais perdre mes deux mains. «Demain, j’ai 42 ans, me suis-je dit. Après tout, je n’ai jamais fêté mes anniversaires. A quoi bon pleurer?» Je vais débuter ma 43e année telle que je serai pour le restant de ma vie. En salle de réveil, j’ai compté jusqu’à trois, j’ai levé les bras et j’ai regardé... Trois semaines après, j’entrais en rééducation.
Comment s’est passé l’entre-deux?
J’ai pleuré, sans parler à personne. En deux mois, j’avais vécu un coma et une quadruple amputation. C’est très violent. Lorsqu’on m’a amenée en fauteuil sur le plateau des kinés, j’ai découvert des gens qui mettaient toute leur rage pour faire quelques pas ou juste essayer de se lever. Je me suis dit: «Les plus grands guerriers du monde sont là. Je vais réapprendre à marcher!» Après l’amputation des mains, j’étais comme un scarabée sur le dos: je respirais, je parlais et je dormais. Pour tout le reste, j’avais besoin d’aide. Un long processus psychique et un travail ergothérapeutique allaient débuter. Je devais absolument tout réapprendre: manger, me maquiller... J’allais tout rater 250 fois et finir par réussir à accomplir chaque geste du quotidien.
Et vos trois enfants?
J’aurais dû passer un an en rééducation. Pour eux, j’ai décidé de rentrer prématurément. Comme leur père était malade, moi seule pouvais m’en occuper. Les médecins m’ont dit: «Mais vous êtes folle?» J’ai répondu: «Je m’en fous. C’est la rentrée scolaire.»
Votre retour à la maison a-t-il été difficile?
Je pensais retrouver un cocon mais je me suis heurtée à un endroit hostile: les plans de travail n’étaient pas à la bonne hauteur, les couloirs pas assez larges pour passer en fauteuil... Ça m’a obligée à accélérer ma réadaptation. A chaque avancée, je ressentais des petites joies de nouveau-né. J’allais également connaître des deuils. Quand je voyais les enfants marcher pieds nus dans l’herbe ou sur le sable, ça me rappelait cette sensation. Je savais que, pour moi, c’était définitivement terminé.
Ils vous ont rendu visite à l’hôpital?
Oui. Au début, je leur cachais mes mains et mes pieds nécrosés. Ils ont vécu dans l’angoisse quand j’étais dans le coma. Une fois qu’ils m’ont vue amputée, ils ont fait comme si rien n’avait changé. (Silence.) C’est émouvant d’en parler... Mes parents, mes sœurs et mes amis ont fait pareil. A la maison, ça s’est organisé. Mais le système patriarcal dans lequel j’étais avec mon conjoint, lui, n’avait pas bougé.
Il ne vous aidait pas?
Jamais. Il esclavagisait les enfants et moi, je commençais à devenir moins docile. Cette épreuve m’a donné une force insoupçonnée. Avant, j’étais en position de sacrifice permanent, j’avais une empathie maladive. Aujourd’hui, mon corps est handicapé, mais ma tête n’a jamais été aussi valide. Si je devais revenir en arrière, récupérer mes pieds, mes mains, mais avec tout le reste, je ne reviendrais pas. Au bout de quatre mois, après un épisode d’une violence verbale et physique inédite, il est parti.
L’avez-vous revu?
Il est revenu un jour en disant: «Si tu veux, on revient ensemble, mais selon mes règles.» Et il m’a sorti: «Maintenant que tu es comme tu es, tu ne trouveras plus jamais quelqu’un après moi.» A cet instant-là, il était hors de question de le supporter une seconde de plus. Il m’avait vue me contorsionner, attachée sur mon lit, il avait entendu mes cris, mes larmes et il était capable de me dire ça? Sa phrase a servi de détonateur. Je me suis dit: «J’ai 42 ans, trois enfants, je suis seule, je suis larguée, je n’ai plus de pieds et de mains: qu’est-ce que j’ai à perdre? J’ai déjà tout perdu.» S’il ne restait que 1% de chance pour que ma vie soit extraordinaire, alors j’allais m’accrocher et croire en moi. Par la suite, j’ai lancé un appel sur Instagram afin de constituer une cagnotte.
Ça a fonctionné?
Quelqu’un de très suivi m’a promis de partager mon appel. Le lendemain matin, 5000 euros étaient déjà là; en trois mois, la collecte avait atteint 130 000 euros. J’ai pu m’acheter une voiture équipée pour être autonome, ainsi que des prothèses de pieds – 10'000 euros – non remboursées par la Sécurité sociale. Les gens ont reposté ma vidéo. Tout s’est enchaîné. Et Claudio m’a contactée depuis Genève.
Claudio Alessi est cofondateur de No Difference, une association qui œuvre pour les personnes en situation de handicap.
Il était tombé par hasard sur l’interview de Konbini dans laquelle je cherchais des gens pour m’aider à reprendre la danse. J’ai reçu 50 propositions. Au même moment, le comité des JO de Paris m’invitait à participer à la cérémonie d’ouverture et la compagnie de danse inclusive DK-BEL m’annonçait vouloir travailler avec moi. Je ne savais plus où donner de la tête. J’ai finalement suivi mon instinct et j’ai appelé Claudio. On a échangé et, comme un ange sur mon chemin, il m’a invitée à Genève. A peine avais-je fait connaissance avec No Difference qu’il m’a dit: «Est-ce que tu veux faire le mont Fuji?» Ça a pétillé dans mon ventre et je me suis entendue lui dire oui.
Vous mesuriez la difficulté?
Un mois auparavant, j’avais fait l’ascension du pic du Taillon, dans les Pyrénées. Deux personnes me tenaient de chaque côté. Cette fois, il fallait que je sois autonome et que je puisse trouver des bâtons fabriqués sur mesure. «On a dix-huit mois», m’a rassurée Claudio. Mais tout s’est accéléré. En décembre, il m’annonçait avoir trouvé un financement: «J’établis un programme sportif. On part dans six mois.»
Comment vous êtes-vous préparée?
On a fait des tests d’effort à l’Hôpital de La Tour à Genève, sur un tapis incliné, pour tester le cœur et la fréquence respiratoire afin de savoir si j’étais capable de monter jusqu’au sommet. J’ai aussi été suivie par Claudia, une nutritionniste. Ensuite, pour l’entraînement physique, c’était six heures par semaine: une heure de marche sur tapis incliné après une heure de musculation. J’ai travaillé mon gainage. Un valide qui perd l’équilibre se rattrape avec la plante du pied puis la cheville. Mon équilibre, aujourd’hui, se fait avec une partie du genou bloquée dans la prothèse, mais surtout avec les quadriceps, les abdos et les dorsaux. Pour éviter les chutes, et il y en a eu, il fallait renforcer cette partie du corps.
Sur quel type de terrain avez-vous accompli cette marche de 17 km sur un sol très pentu?
La roche, faite de lave et de cendre, était dure au début. J’étais en confiance, il fallait que je sécurise mes appuis. J’entends souvent dire: «Tes prothèses, c’est comme tes jambes.» En fait, pas du tout: je suis en équilibre sur les genoux. Et, dans mon cas, gravir le mont Fuji, c’est le gravir sur des échasses! Cet apprentissage prend des mois. Dans la perspective de ce défi, il a fallu apprendre à marcher sur des pentes à plus de 30 degrés. Dans la deuxième partie de l’ascension, nous étions sur un sol friable et irrégulier. Là où je posais mon pied, je n’avais aucune stabilité. Claudio, posté devant ou derrière moi, me sécurisait dans les passages dangereux.
Qu’avez-vous ressenti au sommet?
Pour cette deuxième étape, nous nous sommes levés en pleine nuit. J’étais incapable de dormir depuis cinq jours. Dans cet état, mes émotions s’intensifiaient. Les conditions météo ont parfois été rudes et les trois dernières heures de marche éprouvantes. La charge émotionnelle était intense, je le sentais dans ma gorge, dans ma poitrine, ma respiration s’accélérait. A 4 h 30, j’ai eu besoin que Claudio me dise que nous étions arrivés. Je n’arrivais pas à y croire: je devais l’entendre. Il m’a dit: «Lucie, on est au sommet, mais il reste 200 mètres. L’arrivée, c’est ce petit monticule près du cratère...» J’ai accéléré le pas et je lui ai demandé, à la hâte, de m’enlever mes prothèses. Une fois débarrassée, j’ai poussé un hurlement et je me suis effondrée. Mes larmes ont jailli. Après deux ans de tiraillements entre l’horreur et la magie de l’existence, je lâchais tout. Je me libérais...
C’était une renaissance.
Pendant quarante ans, je me suis empêchée. Je me mentais parce que j’avais la trouille d’essayer de vivre. Aujourd’hui, je mets plus de temps pour m’habiller ou me doucher, je casse des objets, mais je sais désormais ce qu’est une vraie limite. Je me suis fait amputer en mai 2023 et, le 4 juillet 2025, j’ai gravi le mont Fuji, symbole de persévérance. Ça a marqué la fin de ma première phase de reconstruction; le début du reste de ma vie. Elle était terne, j’étais sous emprise et je n’avais aucune confiance en moi. En décidant d’activer mon champ des possibles, tout est arrivé.
Quel regard vos enfants portent-ils sur votre parcours?
Au début, ils me félicitaient. Aujourd’hui, je suis la maman qui les soûle pour ranger leur chambre. (Rires.) J’adore qu’on me traite comme avant. Pour le mont Fuji, un message de mon fils m’a fait très plaisir. Il ne s’exprime pas souvent et il était fier de moi, il en pleurait presque.
Comment envisagez-vous la suite?
J’ai la chance de toucher une pension d’invalidité. Mon objectif est de m’en passer, en donnant des conférences, en réalisant des projets, dans la danse ou le sport. J’écris un livre à paraître l’an prochain. Le destin me propose des choses que je n’aurais jamais eu l’audace d’imaginer, même dans mes rêves les plus fous. La vie, je le sais désormais, est capable de tout.
Cet article a été publié initialement dans le n°38 de «L'illustré», paru en kiosque le 18 septembre 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°38 de «L'illustré», paru en kiosque le 18 septembre 2025.