Depuis deux ans et demi, spéculer sur l’eau est possible à la Bourse de Chicago (le Chicago Mercantile Exchange, ou CME). Depuis longtemps déjà, la financiarisation des économies (émission de titres boursiers sur différentes ressources) permet de spéculer sur le blé, le pétrole, le gaz, l’or, le cuivre ou le zinc. C’est désormais aussi possible sur un bien aussi vital que l’eau, en particulier en Californie. En effet, c’est là que la financiarisation de l’eau est la plus avancée, et le Colorado est en bonne voie.
Pourquoi les traders spéculent-ils sur l'eau?
Ce qui rend l'eau attractive aux spéculateurs, c'est la forte volatilité de ses prix, impactés par les sécheresses, les incendies et les inondations. C’est aussi un marché opaque, où l’information sur les prix est rare, peut-on lire sur le site du marché des dérivés de Chicago. Des caractéristiques qui attirent les spéculateurs. Typiquement, un trader ne possède pas l’eau sur laquelle il parie: il spécule seulement à distance sur son prix, à la hausse comme à la baisse.
Comment s'y prennent-ils?
Les traders utilisent des instruments dérivés, destinés à parier sur le prix de la ressource à différentes échéances futures. Ces dérivés sont principalement des «futures», sorte de contrats à termes qui obligent deux parties à échanger un actif à une date et un prix définis à l’avance. Cette transaction devra être honorée à terme, quel que soit le prix réel à l’expiration du contrat.
Parmi ceux qui traitent ces dérivés, on trouve les hedge funds, les firmes de trading pour compte propre et les traders individuels, mais aussi les gérants d’actifs et les family offices. Par exemple, Matthew Diserio, le gérant du hedge fund new-yorkais Water Asset Management, n’en fait pas secret: il considère que l’eau aux Etats-Unis est «le plus gros marché émergent sur terre» et une «opportunité de marché à 1'000 milliards de dollars».
Les «futures» sur l’eau
Dans le cas de l’eau, comment font ces acteurs du marché pour prendre des paris? Pour l’essentiel, les traders ciblent les droits d’usage d’eau des compagnies californiennes. Par exemple, on peut acquérir sur le Chicago Mercantile Exchange (CME) des «futures» qui portent sur les droits d’eau de compagnies comme Veles. Comme l’Etat californien alloue un approvisionnement limité aux zones et aux utilisateurs qui en ont le plus besoin, les traders acquièrent des droits d’eau négociables pour profiter de cette rareté et vendre leurs droits aux différentes parties demandeuses, réalisant des profits au passage.
L’argument de la raréfaction
Parier sur le prix de l’eau ou celui de toute autre matière première repose sur un argumentaire haussier, qui incite à acheter avec la conviction que l’on pourra tirer une plus-value à la vente. Dans le cas de l’eau, l’argument central est clairement la rareté: en 2050, une personne sur quatre vivra dans un pays affecté par des pénuries. Avec le réchauffement climatique, l’appauvrissement en eau des sols et la raréfaction de l’eau douce, les prix de l’eau ne peuvent qu’augmenter, ce qui incite aussi des investisseurs à y placer de l’argent sur le long terme. L'«or bleu» est de ce fait la ressource la plus convoitée de la planète.
Une marchandise? Un droit universel
Bien entendu, cette marchandisation de l’eau pose d’importantes questions éthiques: comment peut-on spéculer sur un bien aussi vital, au risque de gonfler son prix et d’en priver des populations qui n’auraient plus les moyens d’y accéder? Les instruments dérivés permettent en effet de manipuler les cours: si trop de paris haussiers s’accumulent, les contrats à termes le signaleront sur le marché et le prix de la ressource va artificiellement monter.
Traiter l’eau «comme un actif plutôt que comme une ressource» a été jugé dangereux même par le CEO de l’Association américaine des «futures» en 2021. Selon les Nations Unies (ONU), plus de 2,2 milliards de personnes à travers la planète manquent déjà d’accès à l’eau potable, et l’ONU craint également que ces instruments spéculatifs n’aggravent le problème. Un lien a déjà été établi entre la spéculation sur des denrées de première nécessité et les crises alimentaires. Entre 2008 et 2010, il est estimé que les hedge funds avaient enflé de 150% les prix du cacao.
La spéculation avait aussi fait grimper les prix du blé et du soja en 2007 et 2008, provoquant des émeutes de la faim. «Alors que le réchauffement climatique nous promet une montée en puissance des phénomènes de stress hydrique, peut-on vraiment prendre le risque de réserver l’accès à l’eau au plus offrant?» s’interrogeait en 2019 Jérôme Fritel, auteur d’un documentaire primé, «Main basse sur l’eau».
Investir via des fonds classiques
À l’inverse, des placements qui privilégient un rapport durable avec l’eau et visent le long terme sont constructifs. Parmi les fonds de placement classiques, le Pictet Water Fund fait figure de pionnier. Créé par la banque privée genevoise il y a déjà 23 ans, il privilégie les entreprises qui contribuent à un objectif environnemental et social tout en évitant les activités ayant une incidence négative sur la société ou l’environnement.
Quant à la banque française BNP Paribas, elle a depuis 2008 un fonds axé sur l’eau, le fonds Aqua Classic Fund, qui soutient 50 entreprises apportant des solutions de traitement des eaux dans les pays émergents ou en facilitent la distribution. Citons également le fonds Sustainable Global Water de Swisscanto (banques cantonales), qui permet d’investir dans des entreprises qui assurent l’approvisionnement en eau et visent à relever l’un des 17 objectifs de développement durable des Nations Unies.
L’asset manager français Natixis propose également un fonds thématique sur l’eau qui investit dans l’efficacité de la demande, la lutte contre la pollution et les infrastructures de l’eau.