La Suisse a longtemps eu la réputation de «plaque tournante de l’or». Une étiquette qu’elle doit au fait que cinq des plus grandes raffineries d'or du monde sont situées en Suisse: Metalor à Neuchâtel, Cendres+Métaux à Bienne, et les tessinoises MKS Pamp, Valcambi et Argor Heraeus. Cette réputation est à double tranchant. Depuis trois ou quatre ans, des pressions d’ONG et de l’ONU s’exercent sur le secteur.
La Suisse ne disposerait pas d’un système de traçabilité adéquat qui obligerait les raffineries suisses à savoir où l’or a été extrait et comment il a été extrait, ont estimé en mars dernier quatre rapporteurs spéciaux de l’ONU. Des doutes persistent sur l’importation, en particulier via Dubaï, d’or en provenance de zones de conflit en Afrique, ou extrait dans le non-respect des droits humains.
La réalité est plus nuancée, soulignent les industriels du secteur. Ils rappellent que ce n’est pas en majorité de l’or minier qui transite par la Suisse, mais de l’or bancaire, à savoir des lingots essentiellement en provenance de banques de dépôt situées à Londres. Quant à l’or primaire, qui vient de la production mondiale d’or minier, la part affinée en Suisse serait d’environ 30%, selon Christoph Wild, président de l'Association suisse des fabricants et commerçants de métaux précieux (ASFCMP).
Selon les spécialistes du secteur, une partie de ces 30% représente de l’or provenant de mines artisanales. Il s’agit d’or extrait de petites mines, non industrielles, dans des conditions parfois douteuses. Dans certains cas, l’or est extrait de façon non écologique, avec du mercure. Certaines mines artisanales emploient des enfants et chaque année, de nombreux accidents mortels sont déplorés en raison de l’effondrement de galeries.
Initiative d’or équitable
En Suisse, des affineurs cherchent désormais à favoriser l’extraction d’or équitable et durable, en aidant les petits producteurs au plan de la responsabilité sociale et environnementale. C’est notamment le but de l’association Swiss Better Gold, qui réunit des affineurs, horlogers et acteurs suisses de la finance durable. Son objectif est d’améliorer les conditions de vie et de travail dans les mines artisanales et d’intégrer de plus en plus de petits producteurs dans le circuit officiel légal et responsable, car des centaines de milliers de personnes dans le monde vivent de cette activité.
Il reste que les lois en vigueur en Suisse ne permettent pas encore de s’assurer que la place helvétique est vigilante avec l’or qu’elle importe et qu’elle affine, car les acheteurs suisses ne sont pas tenus de connaître la provenance initiale du métal jaune.
Or la véritable plaque tournante internationale de l’or, aujourd’hui, serait les Emirats Arabes Unis, de l’avis des insiders du secteur. La principauté du Golfe est moins regardante que d’autres places et a accueilli de l’or en provenance de zones en guerre, à l’instar du Soudan. Une fois à Dubaï, le véritable lieu d'origine de l’or peut difficilement être déterminé. L'or venu d’Afrique ou d’ailleurs peut être fondu dans l’Emirat puis retravaillé avant d'être acheminé vers différentes destinations, y compris en Suisse, affichant une nouvelle origine.
Risque réputationnel pour la Suisse
En mars dernier, le président de la faîtière du secteur Christoph Wild s’inquiétait dans la «NZZ» du fait que les métaux précieux provenant de zones de conflit constituent un risque pour la réputation de la Suisse.
Il y a trois ans, les enquêtes de l’ONG Swissaid ont allumé la mèche. Une étude de 2020 de Swissaid sur les accords entre les acheteurs suisses et Dubaï avait retracé comment l'or vendu par les milices soudanaises s'est retrouvé en Suisse. Une plus récente enquête de mars 2023 épingle le secteur, soulignant que «l’opacité qu’entretiennent la plupart des raffineries sur leurs sources d’approvisionnement doit davantage aux problèmes de droits humains et environnementaux présents dans les mines qu’au secret des affaires».
Il y a deux ans, Berne a envoyé une lettre aux raffineries suisses, avec pour intitulé: «Précautions concernant l'achat d'or aux Emirats Arabes Unis». Dans ce document, le Seco rappelait aux entreprises de respecter les droits de l'homme dans leurs relations commerciales.
Au Parlement, ce sont surtout les socialistes qui poussent pour réglementer afin de parer au risque que la Suisse ne se retrouve à financer, par ce biais, la guerre ou Soudan, ou la guerre russe en Ukraine, ou n’accueille de l’or illégal d’Amazonie. La Confédération interdit depuis un an toute importation, directe ou indirecte, de métal jaune de Russie. A noter que l'or d'origine russe importé en Suisse transite aussi par le Royaume-Uni, et pas uniquement par Dubaï.
La Suisse, leader de l’or propre?
Les craintes pour la réputation de la Suisse, en provenance du secteur des métaux, mais aussi des banquiers suisses actifs dans ce domaine, ainsi que des horlogers, ont fait émerger une stratégie de l’or propre. Aujourd’hui, le secteur de la finance durable se profile dans la promotion d’une Suisse qui deviendrait la capitale de l’or éthique.
«Si la Suisse veut rester dominante dans cette chaîne de valeur, il s'agit pour elle de se positionner à la pointe des efforts visant à formaliser les mineurs artisanaux et à améliorer leurs conditions de travail», estime Melchior de Muralt, précurseur de la finance durable en Suisse et associé auprès de la société de gestion De Pury Pictet Turrettini. Le financier gère le Positive Gold Fund, un fonds de placement spécialisé dans l’or éthique. Il a récemment rejoint le conseil d'administration de l'association Swiss Better Gold. «Cette association, avec ses plus de 10 ans d’expérience et le soutien du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), est idéalement placée pour favoriser la transition.»
De son côté, Berne prépare une révision de la loi douanière. Le parti socialiste veut un contrôle strict, assorti de sanctions, sur les chaînes d'approvisionnement, afin que le commerce des métaux précieux soit traçable de A à Z.
Un passeport pour l'or
Se profilant comme affineur exemplaire, Metalor a montré dès 2021 sa volonté de collaborer à ces efforts en s’alliant à l’Université de Lausanne pour lancer un «passeport géoforensique» visant à valider la provenance de l’or minier à travers une analyse de l’ADN, permettant d’identifier les cargaisons d’origine douteuse. Pour répondre aux préoccupations concernant les droits humains, Metalor a préféré renoncer à collaborer avec des mines artisanales. Le groupe a cessé de travailler en Afrique depuis 2014 et début 2019 en Afrique du Sud.
«Au Pérou, notre groupe travaillait avec des mines artisanales afin de soutenir le processus de formalisation mis en place par les autorités locales pour améliorer les conditions de travail des mineurs, explique Antoine de Montmollin, CEO de Metalor et vice-président de la faîtière ASFCMP. Dans la réalité, et malgré l’augmentation des moyens pour assurer la conformité, il devenait de plus en plus difficile d’assurer notre niveau d’exigence, dans la mesure où la mise en œuvre incombait aux autorités. Un affineur qui est à l’étranger peut difficilement s’assurer seul que les normes soient respectées. C'est pourquoi Metalor a décidé de renoncer complètement à l’or artisanal. Une décision que nous avons prise à regret, car la situation sur place ne peut que se détériorer par la suite.»
Antoine de Montmollin estime possible de rendre les mines artisanales durables, à condition que tout le monde s’y mette: «Nous sommes convaincus que seul un dialogue concerté et structuré entre les différentes parties prenantes, Etats, agences de développement, ONG, experts et collectivités concernés peut permettre de garantir ce processus et établir une chaîne de valeur plus durable. C’est ce que permet notamment l'initiative Swiss Better Gold. Des acteurs suisses, affineurs, bijoutiers, banquiers ainsi que la Confédération ont réuni leurs efforts au sein de cette initiative.» Mais pour l'heure, relève-t-il, «l'initiative Swiss Better Gold ne porte que sur un nombre limité de mines et il est souhaitable que son action puisse prendre de l'ampleur».
«Qui de mieux que la Suisse pour mener cet effort?, s’enthousiasme Melchior de Muralt. En favorisant la constitution de fonds d’investissement d’impact capables de financer la transformation de ce secteur informel, l’on pourrait accélérer ce processus et donner une dimension nouvelle à l’industrie de la finance d’impact, déjà fortement enracinée en Suisse.» Pour le financier genevois, «cette vision doit aller au-delà d’initiatives privées éparses, mais doit s’inscrire dans une vraie vision de place».