«Au départ, je n’avais aucune intention de créer une marque. Mon seul but était de proposer à l’industrie horlogère une nouvelle voie à explorer pour faire face aux difficultés qu’elle rencontrait.» Quand Thomas Baillod lance sa start-up BA111OD en octobre 2019, il n’a que 5’000 francs de fonds propre, aucun investisseur, mais une envie obstinée de démontrer la puissance d’un modèle d’affaires inédit qu’il a lui-même imaginé, et qui permet de proposer de la haute horlogerie abordable – un créneau inexploité.
«Ma longue expérience dans le domaine et ma propension à remettre certains fonctionnements en question m’ont amené, un peu malgré moi, à me lancer dans cette aventure entrepreneuriale.» Un peu plus de trois ans plus tard, BA111OD a su séduire. Et même en Suisse romande, l'un des marchés les plus difficiles au monde en matière d'horlogerie, où près de 80% des ventes sont réalisées. Basée à Neuchâtel, l’entreprise aux 3 millions de chiffre d’affaires emploie désormais dix personnes, et prévoit de se développer en Suisse alémanique et à l’étranger.
Pas de points de vente coûteux ou d’acteurs sur des affiches, chez BA111OD ce sont les clients eux-mêmes qui, en parlant de leur acquisition ou de leur passion pour la marque, assurent sa publicité. «Au lieu de payer une star pour parler de votre marque, pourquoi ne pas récompenser les personnes qui ont acheté et recommandé vos montres? Les modèles traditionnels ignorent à tort le client final. J’ai décidé d’au contraire le placer au centre, et d’en faire le nouvel intermédiaire par lequel s’effectueront les ventes.»
Ces ambassadeurs sont nommés afluendors (pour ambassadeurs-influenceurs-vendeurs) et ont la possibilité de rejoindre, s’ils le souhaitent, une communauté offrant des avantages sur une application dédiée. Ces «consomm’acteurs» peuvent ensuite donner un droit d’acquisition à de nouveaux membres. Plus un afluendor recommande de montres, plus il sera récompensé, avec la possibilité d’échanger les points cumulés contre une montre.
Vendeur dans l’âme
Thomas Baillod a grandi dans l’univers horloger. Né à la Chaux-de-Fonds en 1971, son père, Gil Baillod, était graveur avant de prendre la direction du journal L’Impartial. «Nous recevions tous les grands noms de l’horlogerie à la maison. Je connais donc le domaine de l’intérieur, et le respecte profondément.» Après des études en économie et relations internationales à Neuchâtel et Saint-Gall, le Chaux-de-Fonnier effectue un bref passage dans la publicité au sein de Publicitas, où il se confronte aux enjeux du digital, au début des années 2000. S'ensuivent quinze ans de carrière dans l’industrie horlogère. Des responsabilités managériales, notamment auprès de Victorinox Swiss Army, lui permettent d’appréhender tous les rouages de la vente internationale. «J’ai toujours eu une volonté de comprendre comment les choses fonctionnent, d’en saisir les mécanismes profonds. Et puis, je suis un vendeur dans l’âme.»
Témoin de la chute des exportations à partir de 2011, Thomas Baillod pressent la nécessité pour le domaine de s’adapter rapidement. «Mon expérience chez Publicitas, qui a malheureusement raté son tournant digital, m’a permis de saisir l’importance d’anticiper ces points de bascule à temps.» Fin 2016, le Chaux-de-Fonnier a l’opportunité de reprendre un poste de CEO pour une petite marque indépendante. Sentant une certaine résistance au changement, il refuse et décide de suivre son intuition. «Mes idées bousculaient peut-être un peu trop, mais je voyais que mon métier était en pleine mutation et je souhaitais prendre part à ce tournant.»
Sans travail, Thomas Baillod réalise un cycle certifiant en stratégie digitale chez CREA Genève. Ce cours de base lui permet de comprendre les fondamentaux du digital pour en évaluer l’impact sur la distribution. Après cette formation, le Chaux-de-Fonnier est appelé à donner un cours en marketing du luxe à la HEG Genève comme consultant. En découlera la Watch Trade Academy en 2017, l’unique formation en ligne sur la distribution horlogère.
L’enseignement lui donne par ailleurs la possibilité de développer son modèle économique inédit, porté par les afluendors, qui optimise la manière dont une montre peut être vendue en réalisant des économies conséquentes sur les coûts de distribution et de marketing. Cette approche lui permettra de proposer des prix largement plus modérés que ceux de la concurrence. «Je pense que tout le monde a le droit de porter de belles montres et qu’il faut renouer avec le grand public afin de revaloriser les garde-temps d’entrée et de milieu de gamme, et de proposer une horlogerie inclusive. Or, la rémunération des intermédiaires et la publicité représentent environ deux tiers du prix final du produit. Le potentiel d’optimisation était donc énorme.»
Casser les prix
Pendant une année, convaincu que son idée est révolutionnaire, Thomas Baillod offre à plusieurs grandes maisons la possibilité de vérifier par elles-mêmes l’efficacité de son modèle de distribution directe. En vain. «Comme aucune des marques que j’ai approchées n’a souhaité tester mon modèle, et que je suis un peu têtu, j’ai décidé de lancer mes premières montres. Au début, l’objet n’était toutefois qu’un prétexte, et l’origine de la production était secondaire. C’est également pour cette raison que je me refusais encore à parler de marque.»
Malgré un succès quasi immédiat, des détracteurs mettent Thomas Baillod au défi d’appliquer son modèle économique à une production entièrement swiss made. Un challenge qui ne décourage en rien le Chaux-de-Fonnier, qui y répond en réalisant, fin 2021, un tourbillon 100% helvétique, en collaboration avec le concepteur horloger Olivier Mory. Vendu à 5'540 francs, il porte le nom évocateur de Le dilemme de Veblen. L’appellation fait référence à l’effet Veblen qui veut que, dans le domaine du luxe, plus le prix d’un objet augmente, plus il est convoité et donc vendu. «Avec ce nom, je souhaitais anticiper les réactions. Il reste en effet difficile de croire qu’une montre à un prix dix fois moins élevé que la concurrence, puisse garantir une qualité identique. Or, c’est justement ce que permet le modèle. D’où le dilemme».